On peut beaucoup aimer un livre sans le considérer comme un chef- d’œuvre. Ça peut commencer par des sourires de connivences, qu’on a l’impression de partager avec l’auteur. L’égo se fait plaisir, se trouve intelligent à déceler les petites similitudes et différences avec Laurence Sterne, qu’elles soient à l’avantage, ou plutôt, au désavantage de Joaquim Maria Machado de Assis. Ici, j’aurais pu dire que les « trucs » ― ou les différentes façons de découper la narration en morceaux, l’interrompant, avec l’intervention malicieuse d’un narrateur-écrivant* ― semblent, dans Quincas Borba, sans fonction, sans rôle profond dans l’histoire racontée ; bref, plutôt des artifices. Cela dit, je suis sans doute un peu trop sévère car, ces petits chapitres (faisant d’une ligne à cinq pages) forment une façon ingénieuse de voyager dans le microcosme de ses personnages. Ces petits chapitres, ces histoires sentimentales guimauvoïdes, sont comme autant de cases d’une bande dessinée, qu’au lieu de lire de gauche à droite, on lirait en spirale, retrouvant à chaque fois son centre ou son personnage principal, un centre immobile ― l’histoire avance mais sans lui, ou, disons que ce Rubião, bien qu’ambitieux (en amour, en pouvoir, en argent) n’accomplit rien. Un personnage en tout point digne d’un Frédéric Moreau. Ici, les sourires de connivences se renouvellent par la distance avec laquelle le romancier traite ses personnages ― tous s’animent fiévreusement pour ce qui semble être des pacotilles ; l’ironie de Machado de Assis est pratiquée en sous-main, de façon absolument constante. Mais, grâce à la finesse psychologique de l’auteur qui débusque chez ses personnages des comportements très étranges, mais qui sonnent si justes, qui font tellement vrais, grâce à ce lyrisme qui accompagne tous les espoirs, toutes les rêveries des personnages, je ne peux m’empêcher de dire qu’à cette ironie se mêle une forme de tendresse. D’ailleurs, ces rêveries portent quelque chose, comme un souffle romantique au milieu de cette imperceptible fuite du temps. Cette fuite du temps, Machado de Assis ne l’acte pas de façon explicite, mais on la ressent, surtout à voir l’immobilité de Rubião au milieu de cette bousculade d’affaires ou de gens qu’on expédie dans les limbes de l’oubli. L’agitation est perpétuelle, au rythme de cette lapidaire partition du récit ; Rubião tangue comme le pendule de Foucault (non pas qu’il oscille de lui-même encore une fois, mais tout ce qu’il y a autour, le fait) et c’est pour cela que sa boule mentale se détraque. Alors, les sourires de connivences se transforment en sourires tragiques. Que dire du plaisir que j’ai trouvé avec Quincas Borba (non pas avec le chien de ce nom, qui est pour ainsi dire absent) ; ce plaisir est allé beaucoup trop loin et était plus subtil qu'une simple connivence. Beaucoup trop loin pour que je ne puisse qualifier le roman de petit chef d’œuvre.
*: Le narrateur-écrivant de Joaquim Maria n’est pas omniprésent comme l’est celui de Sterne dans Tristram Shandy.
Lu du 25 septembre au 13 septembre 2024. Traduit du portugais par Jean-Paul Bruyas. 311 pages - Métailié (suites)