Face aux différentes reconstructions qui associent Mai 68 à ses conséquences présumées, l’historienne Ludivine Bantigny s’efforce de revenir, à l’occasion du cinquantième anniversaire de l’événement, aux faits et aux acteurs. Si l’auteur ne cache pas sa sympathie pour les insurgés de Mai, elle reste historienne en mettant aussi bien l’accent sur les rencontres entre étudiants, paysans, ouvriers, enseignants et autres moments de solidarité que sur les conflits entre les acteurs de la contestation – l’opposition entre la CGT et les groupes d’extrême gauche ne constituant que la face immergée de l’iceberg. Le scandale de Strasbourg en 1966, la grève des ouvriers spécialisés de Blainville-sur-Orne, près de Caen dès janvier 1968 ou encore “la Commune de Nantes” constituent autant d’occasions de décentrer le regard par rapport au “Mai parisien” en redonnant toute leur place aux événements survenus hors de Paris. La dimension mondiale voire internationaliste du mouvement est soulignée — protestation contre la guerre du Vietnam, solidarité avec les insurgés du Printemps de Prague, voyages, circulation des textes critiques et des expériences de Varsovie à Milan, de New-York à Berlin —, même si celle-ci reste bien plus présente chez les étudiants que chez les ouvriers. L’ouvrage n’oublie pas le rôle de la police, ni celui des opposants à 1968, des gaullistes à l’extrême droite (Occident, Action française), cette dernière étant partagée entre sa “haine du rouge” et le fait que le mouvement présentait à ses yeux l’avantage de déstabiliser les fondements de la Ve République.


Des pages sont consacrées à la place des femmes en 1968. Si celles-ci ne sont pas absentes du mouvement, leur parole reste rare et le machisme continue de sévir, y compris chez ceux qui prônent pourtant la fin de toutes les dominations. L’historienne retrace également les différentes utopies qui ont germé en 1968, la réflexion autour de l’autogestion, et des thèmes moins attendus comme le rôle de l’Église, des émotions, de la poésie ou le poids de l’histoire, dont témoignent les slogans invitant à renouer avec la Commune de Paris. Le livre se termine sur la fin du mouvement en France – l’historienne déconstruit au passage quelques idées bien ancrées autour des Accords de Grenelle –, la reprise du travail, le retour au calme après les élections législatives du mois de juin, mais également ses prolongements en Europe, notamment en Italie et en Yougoslavie. L’ensemble de ce travail aurait pu être prolongé par une réflexion sur les mémoires de 1968 et la réduction de l’événement à la libération des mœurs, à partir des années 1980, dans le sillage du livre de Kristin Ross, Mai 68 et ses vies ultérieures. L’ouvrage de Ludivine Bantigny n’en constitue pas moins, à l’heure des reconstitutions faciles a posteriori, une référence sur l’histoire de 1968.

RomainMasson
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le 26 janv. 2021

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Romain Masson

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