2Q14
Bing ferma le livre, ou plutôt toucha l'écran tactile une dernière fois. Le roman était terminé, une impression douce-amère s'empara alors de lui. C'était toujours le même refrain quand il terminait un livre qui l'avait passionné. Un peu comme si une partie de lui-même s'était projetée dans la lecture et avait été remplacée par un morceau de cet univers fictif.
A présent 1Q84 faisait partie de lui et 1Q84 avait absorbé en échange une partie de Bing.
Il devait être tard. Il s'était dit qu'il ne lirait que les trois chapitres habituels mais au fil des pages il avait alors oublié cette résolution et avait fini par terminer le roman. Un coup d'œil son téléphone portable confirma son intuition: il était 3:28. Heureusement qu'il pouvait dormir un peu plus tard le lendemain matin.
Il n'avait pourtant pas sommeil, impossible de fermer l'œil. Une sensation étrange ne voulait plus le quitter, comme une impression de "tordu"; rien de douloureux, ressentait seulement comme si tous les constituants de son corps s’étaient comme retournés et tordus. De plus, son esprit était encore en train d'accompagner Aomame et Tengo dans leur nouvel univers. Comme il aurait aime les suivre un peu plus longtemps! Mais c'était impossible, la voix s'était tue, le flux des mots s'était tari et la connexion entre Bing et ces personnages interrompue.
Il repensa à ces trois volumes qui avaient partagé pendant quelques semaines une bonne partie de ses nuits de lecteur avide. Quelle aventure! Quels personnages! Il était normal qu'il ne veuille pas les quitter tellement ils semblaient réels; et sans doute l'étaient-ils à présent grâce à la magie de la lecture. Du moins c'est ce qu'il espérait.
Murakami avait ce don en tant qu'auteur: donner vie à ses personnages et c'est ce que Bing appréciait le plus. C'était là des personnage à qui on pouvait très facilement s'identifier.
Il avait lu sur un blog que c'était en partie dû à cette lenteur étudiée avec laquelle l'histoire avançait. Elle donnait une chance aux personnages d'explorer l'espace, de respirer et vivre. Ils sont autorisés des actions qui n'ont presque aucune influence sur le fil rouge de l'histoire. Ils se promènent, ils dorment, ils se demandent ce qu'ils vont faire par la suite. Et malgré le monde surréaliste qui les entoure soudainement, ils agissent de façon incroyablement vraie et ne changent rien à leurs habitudes. C'est ce côté qui rend le surréalisme de Murakami encore plus prononcé.
Les personnages s'imprègnent alors de leur réelle importance, au lieu de devenir de simples objets servant le scénario. Ils sont tristes, mais ne perdent jamais espoir, pris au piège d'une intrigue complexe.
"Comme il serait bon d'être un personnage dans l'imagination de Murakami." songea Bing.
"Ho ho," fit le Little People accompagnateur.
Mozart, qui était endormi près de Bing se réveilla, s'étira et bondit à le fenêtre de la véranda. C'était une nuit sans nuages, une nuit agréable et c'était pourquoi les volets étaient toujours ouverts. Bing appréciait pouvoir regarder le ciel pendant sa lecture.
Il porta son regard sur son chat, maintenant assis à la fenêtre, son regard fixe sur un point dans le ciel. Bing suivit plus ou moins la trajectoire de ses yeux et vit la lune telle qu'il l'avait toujours aperçu. Mais quelque chose semblait avoir changé. Un nuage solitaire qui passait par là continua alors sa route, laissant sur son chemin... une deuxième lune, plus petite que sa voisine.
"Deux lunes? Serait-ce possible?" se demanda Bing.
"Ho ho," firent en chœur les six autres.