Un Houellebecq à l'envers

Sabri Louatah est l'auteur de la saga « Les Sauvages », traduite dans le monde entier et qui a été adaptée en série-télé. J'en avais lu le premier volume sans déplaisir et en étais resté là.

Ce « 404 » est d'un autre tonneau, si j'ose écrire. Un rallye sur routes non carrossables et en terrain glissant. « Le Salaire de la peur » dans la France de 2022, car le récit se présente comme d'anticipation, mais une anticipation d'un cheveu.

Le cheveu blond d'une candidate aux présidentielles qui fait le tour des capitales pour renforcer sa sature internationale et qui parvient à obtenir un entretien du président, nouvellement élu, de la République algérienne. Sur les images de la conférence de presse qui suit la rencontre, chacun la trouve un peu chamboulée, mal à son aise, ce qui suscite les interrogations des commentateurs. Deux jours plus tard une vidéo devient virale sur les réseaux sociaux qui donne à voir, dans l'intimité du bureau présidentiel, le viol de la candidate par le président algérien. Cette vidéo est un faux, un deep-fake comme l'on dit, mais, à l'heure de la 5G et de l'intelligence artificielle, une vidéo dont l'inauthenticité ne peut pas être détectée ni prouvée.

Les électeurs, qui tiennent la vidéo pour authentique en dépit des dénégations de ses deux protagonistes, élisent la candidate présidente de la République pour se venger de l'humiliation.

Voici le livre : le sort de la démocratie et du débat public quand les technologies de l'image ne permettent plus de distinguer le vrai du faux et le rapport, c'est le cas de le dire, de la France et de ses fils d'origine immigrée, le prurit identitaire- des uns et des autres.

Attention, ça secoue un peu ! Une bande d'anciens camarades de classes préparatoires, des élèves brillants et tous d'origine algérienne, comme l'ont dit toujours trois ou quatre générations plus tard, vont tenter d'inventer un antidote à ces vidéos mirages qui polluent le débat public. Il y a Allia, major de Polytechnique qui revient de la Silicon Valley, et s'installe dans l'Allier pour créer une nouvelle application qui permette de rendre les vidéos infalsifiables mais à la condition qu'elles ne soient que du direct pur, sans possibilité d'enregistrement, de conservation ni de transfert ; Medhi, médecin à La Brèche, nom tout sauf hasardeux, de la petite ville du département dont il devient le maire, qui a encore foi dans le creuset républicain et se trouve à peine surpris qu'on lui demande de ne pas pratiquer le ramadan s'il veut être élu ; Kader, le trader devenu millionnaire, prêt à investir les capitaux dans le projet d'Allia en tirant le plus grand parti de ces directs qui autorisent une liberté d'expression absolue sans risque de poursuite pénale puisque l'irréfragable authenticité des vidéos repose sur l'impossibilité d'en conserver une trace ; Nasrine, la sœur du vertueux Medhi, la révoltée au téléphone portable coincé entre joue et hidjab, et qui fait de 404, c'est le nom de la plateforme de streaming des visios infalsifiables, une agora de « coups de gueule » à destination des beurs ; DJ Dinar, le rappeur insolent dont le « Salopes de souches » devient un tube, et Ali, amoureux transi d'Allia, qui a interrompu ses études brillantes pour devenir cuisinier après que celle-ci lui eut confié qu'elle pourrait jouir à voir un homme faire la cuisine, modérateur de la plateforme et témoin des événements qui vont suivre.

Les événements ? Ils s'emballent sous la force nucléaire des deux ressorts du livre : la technologique et la question identitaire que Sabri Louatah tricote ensemble avec une inventivité jubilatoire, iconoclaste, explosive.

La plateforme 404 devient l'agora de la minorité maghrébine de France, dans l'Allier ; une alyah arabe est lancée : le 93 migre au cœur de la France dépeuplée tandis que la moitié résistante du département se balade avec des masques pour se protéger de la peste arabe ; la question de la sécession du département se fait jour, qui a les faveurs des identitaires de souche, quitte à ce que « la France se réveille avec un trou noir en son centre exact ».

Ce récit, sous ses allures de farce échevelée et grimaçante, est un cri du cœur du « je ne suis pas chez moi dans mon propre pays » que ressentent tant de nos concitoyens dont les aïeux ne sont pas nés dans l'Allier. Un Houellebecq à l'envers. Et l'étrange, l'inattendu, c'est que les deux écrivains parlent de la même chose, comme d'un fardeau trop lourd à porter si on le fait chacun pour soi.

Oui, un « Salaire de la peur » où la nitroglycérine serait la question identitaire. A chaque cahot, on risque l'explosion. Autant, peut-être, réparer les routes...

Et quand on interroge Sabri Louatah en lui demandant si son roman ne serait pas trop communautaire, l'auteur, qui réside depuis cinq ans aux Etats-unis, répond ; « Ne trouvez-vous pas que Philippe Roth dans ses livres nous parle de l'Amérique ? »

Cette réponse, c'est tout lui !