Attaquer la terre et le soleil, Mathieu Belezi, édit. le Tripode
Voici un bien beau livre, un très bel objet édité avec soin : qualité du papier, élégance de la mise en page, beauté et évidence de la typographie ; une allure de recueil de poésie mêlé à un rien de sacré. Comme un missel ou un psautier qui, à être tenu en mains, déjà vous oblige ou vous transporte.
Ici, en l'espèce, en Algérie, moins d'une vingtaine d'années après la conquête, quand la République entreprend la colonisation de peuplement. On crée des colonies agricoles, on promet des terres fertiles à qui s'y installera et chacun peut postuler à une concession de sept hectares s'il a le coeur de traverser la Méditerranée.
Séraphine et son mari sont de ceux-là, qui partent entre crainte et illusion, avec leurs jeunes enfants, traversant la France, parqués dans un lazaret à Marseille en attendant le bateau, puis trouvant de l'autre côté de la mer, non un joli village en dur, ou quelque ferme à habiter, mais un camp de toiles de tentes protégé par des militaires, où l'on doit lutter contre le froid, la saleté, le choléra et la désillusion qui frappe dès la première page. "Sainte et sainte mère de Dieu" soupire Séraphine dans un chapitre sur deux de ce récit.
Car le témoignage de notre brave héroïne est enchâssé, chapitre par chapitre, par le récit sans fioriture d'un soldat, tout dévoué à son capitaine, qui met en oeuvre, sans interrogations ni scrupules excessifs - mais pouvait-il en être autrement ? - le programme de "pacification" qui s'impose face à l'hostilité des Arabes : on tue au sabre, on pille, on met le feu aux maisons dès que la révolte gronde, on abat les arbres, on se nourrit des troupeaux des autochtones et on se récompense de tant d'efforts de guerre avec leurs femmes ou leurs filles.
"Tu crois qu'on vivra un jour en paix ? " interroge Seraphine après un assaut de l'ennemi contre leur "colonie".
Ces deux récits qui s'entremêlent, se confrontent, s'entrechoquent comme on frappe la face d'un silex avec une autre pierre pour faire du feu, sont déjà une très belle idée : l'illusion des colons à la recherche d'une installation pacifique dans un nouveau chez soi et le fait de guerre qui, seul, peut la rendre possible. Sans doute nos premiers "pieds-noirs" n'imaginaient-ils pas que leur rêve commanderait le cauchemar de la guerre. Mais le fait est là : elle est partout, au-delà des palissades "dressées comme un rempart entre nos maisons et la cruauté des ceux qui ne cherchaient qu'à nous couper la tête".
Mais c'est la langue qui est, ici, supérieure, le style épuré, comme un mélopée aux accents tantôt hallucinés (la violence) tantôt tragiques (l'espérance malgré tout), et la puissance d'évocation, celle des corps qui s'épuisent ("Ne vois-tus pas ce que nous sommes en train de devenir ? des guenilleux, des loqueteux, des épaves, et plus que des épaves, des ombres d'épaves, cette terre d'Algérie nous mange le corps, malheur de malheur"), de la peur au ventre ("voir dans les yeux des autres sa propre peur confirmée, cette peur instinctive de toute chair menacée"), des têtes décapitées, de cette terre qui résiste y compris au soc des charrues, mais aussi du premier sillon que l'on parvient enfin à tracer dans un champ aride ou du premier mariage dans le village ("et ce bonheur qui nous tombait dessus sans crier gare m'a fait peur, d'un coup je me suis sentie frissonner, vaciller").
Ce roman, dépourvu de toute idéologie mais gorgé de vérité, n'en est pas un. C'est plus que cela. C'est un chant. Pur, beau et tragique. Tout de grâce et de cruauté. Un chant un peu religieux, qui dépasse les hommes et ne s'embourbe pas dans un navrant ressentiment mémoriel. C'est un chant qui nous élève. "Attaquer la terre et le soleil" est un titre magnifique. L'autre nom d'un péché originel.
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