Lecture passionnante sur un sujet historique essentiel

Envie d'une lecture "feel good" ? Si c'est le cas, passez votre chemin. L'auteur, l'historien américain Marcus Rediker (connu pour ses travaux sur la marine du XVIIIème siècle) nous avertit en introduction : cet ouvrage a été douloureux à écrire et, s'il a bien fait son travail, il sera douloureux à lire. L'illustration de couverture, qui représente le plan d'un navire négrier (le "Brooks" lancé en 1781) est éloquente, avec ces hommes serrés comme des sardines en boîte, parfaitement alignés de manière à ne pas perdre un centimètre... L'horreur, le dégoût, la révolte que suscite la vue d'une telle image, ne font qu'annoncer ce qui sera proposé au lecteur tout au long des 500 pages de "À bord du négrier".


Bien sûr, nous aurons droit à des généralités sur la traite atlantique : la manière dont les négociants européens organisaient leur terrible commerce, les routes empruntées par les trafiquants d'esclaves, le nombre d'Africains déportés vers le Nouveau Monde et la proportion de morts... Mais l'auteur fait en sorte de ne pas rester sur des notions abstraites, il parvient à rendre plus tangible l'abomination de la traite en s'attachant à des exemples précis, basés sur des témoignages recueillis notamment par des abolitionnistes de la fin du XVIIIème siècle. Les différents protagonistes sont nommés (quand la chose est possible, de nombreux esclaves n'étant identifiables que par un numéro qui leur était attribué lors de l'embarquement), on a le récit du parcours qui les a menés de la campagne anglaise ou de la savane africaine jusqu'au pont d'un navire négrier... À partir de ces exemples particuliers mais représentatifs, on a une bonne vision d'ensemble de ce qu'a pu être l'expérience du commerce triangulaire pour les uns et les autres.


Petite précision : "À bord du négrier" n'embrasse pas toute l'histoire de la traite atlantique mais s'intéresse à son "âge d'or" du XVIIIème siècle et est cantonné au monde anglo-saxon. Les marins cités dans ces pages sont Britanniques, les ports sont ceux de Londres, Bristol et surtout Liverpool (plus grand port négrier à l'époque) et les esclaves dont il est question sont destinés aux plantations des États-Unis, de la Barbade ou de la Jamaïque. Mais comme le souligne l'auteur, ce qui est vrai pour l'Angleterre l'est également pour les autres nations participant à la traite à cette époque, qu'il s'agisse du Portugal, des Pays-Bas ou de la France.


L'étude de Marcus Rediker se penche sur trois grandes catégories d'acteurs de la traite. Il y a évidemment les esclaves africains, tous les aspects de leur captivité à bord du navire négrier étant abordés : la saleté, la maladie, les mauvais traitements, le désespoir menant au suicide, les insurrections... Impossible de résumer l'horreur de ce que ces personnes ont subi, il faut lire cet ouvrage pour en prendre toute la mesure. Il y a ensuite les officiers et en premier lieu le capitaine, fonction qui semble incompatible avec les plus élémentaires sentiments d'humanité. Maître absolu de son "enfer privé", il ne se contente pas de maintenir une discipline stricte mais règne par la terreur et fait preuve d'une cruauté inouïe. L'auteur évoque tout de même le cas exceptionnel d'un capitaine compatissant, qui ne craignait pas de rendre visite aux captifs pour adoucir leurs souffrances ; il finira assassiné sur son propre navire... Et entre les esclaves et les officiers, on trouve les simples marins, à la fois bourreaux puisqu'ils n'étaient pas les derniers à maltraiter les individus dont ils avaient la charge lors de la traversée de l'Atlantique, mais aussi victimes, car ils étaient tout aussi brimés par leur hiérarchie, et leur engagement, souvent obtenu sous la contrainte, faisait d'eux des sortes de prisonniers à bord du navire. Spécialiste de la marine, l'auteur nous fait ressentir à quel point la condition misérable des marins européens s'approchait de celle des captifs africains, et pourtant le système dressait un groupe contre l'autre, pendant que les armateurs engrangeaient des profits sans se salir les mains ; des "prolos blancs" que l'on fait s'opposer à des "prolos noirs" pour permettre aux "élites" de se gaver impunément, le racisme instrumentalisé pour faire oublier la lutte des classes... Tiens donc, ça nous rappelle quelque chose !


Marcus Rediker est un historien qui se revendique de gauche, anticapitaliste et militant pour la justice sociale, certaines de ses conclusions et analyses sont donc à lire en tenant compte de cette orientation. Personnellement, je ne penche sans doute pas assez à gauche pour trouver pertinentes les propositions de "réparations" de la part des descendants des coupables envers les descendants des victimes, pour des crimes commis il y a 300 ans... Mais les faits relatés, eux, sont indiscutables. "À bord du négrier" est une lecture passionnante autant que nécessaire, sur un sujet historique essentiel dont les répercussions n'ont pas fini de se faire sentir.

Oliboile
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le 6 juin 2021

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