Pour quelqu'un ayant comme moi grandi dans les années 90 et le début du nouveau millénaire, le mot "Tchétchénie" évoque inévitablement les images de guerres et de villes en ruines au journal de 20h, ainsi que le souvenir de la tragédie de Beslan, cette prise d'otages dans une école qui s'était soldé par la mort d'une centaine d'adultes et de près de 200 enfants. Le genre de choses qui marque les esprits, mais pas forcément dans le bon sens. Surtout lorsque les médias occidentaux commencent par évoquer les indépendantistes tchétchènes comme de gentils combattants romantiques épris de liberté face aux méchants russes, puis comme des terroristes islamistes qu'il convient d'éradiquer dans le monde post-11 septembre 2001…
Remettre les choses dans leur contexte et montrer la limite de notre vision occidentale de ce monde si loin et à part, telle n'est pas la moindre des qualités de ce magnifique ouvrage signé Éric Hoesli, ancien journaliste suisse et actuellement professeur à l'École polytechnique fédérale de Lausanne. Ce spécialiste de ce que l'on appelle "le monde russe", c'est-à-dire tout ce qui touche aux pays et populations de l'ancien empire tsariste et de son successeur soviétique, se propose de remonter ici aux origines de l'expansion russe dans le Caucase et aux réactions que celle-ci a engendré de la part des populations locales d'une part et des rivaux géopolitiques de la Russie d'autre part.
Avec un tel sujet, Éric Hoesli aurait pu pondre une somme fastidieuse, mais le résultat, bien que faisant déjà pas moins de 900 pages, est une étude passionnante et non linéaires de ce que l'auteur considère comme les principales phases de la présence russe dans cette partie du monde. Il balaie au passage nombre de clichés, notamment celui à la peau dure qui tend à qualifier de "russe" tout ce qui est originaire de l'ex-URSS, alors même que le Caucase est une extraordinaire mosaïque des peuples, des langues, des cultures et des religions. Par son écriture fluide et érudite, Éric Hoesli arrive à faire vivre cette tour de Babel et à la rendre incroyablement passionnante et attrayante, mais aussi tragique et dangereuse.
La première partie est consacrée à la longue et douloureuse pacification de l'est du massif caucasien (Tchétchénie et Daghestan) durant la quasi-totalité du XIXème siècle. Ce chapitre est dominé par la personnalité hors du commun de l'imam Chamil, leader religieux du peuple tchétchène et ennemi indomptable de l'Empire russe. On se demande bien comment une figure aussi fascinante a pu tomber dans l'oubli en Occident, alors même qu'il suscita l'engouement de la scène parisienne des années 1850. Un tropisme de courte durée qui n'est pas sans rappeler celui évoqué dans mon introduction, ou celui pour les Bosniaques en 1992 et les rebelles syriens très récemment…
La seconde s'intéresse à ce que Kipling appelait "le Grand Jeu", la lutte d'influence entre Russes et Britanniques dans le Caucase, vitale pour le contrôle des Indes. Pendant que Chamil et les Tchétchènes guerroyaient sur le versant est des montagnes, à l'ouest le peuple tcherkesse menait lui aussi la vie dure aux soldats du tsar, avec l'appui financier de Londres et même l'aide d'une légion polonaise ! Mais là encore, force est de constater que les Occidentaux s'y entendent pour défendre leurs propres intérêts au Moyen-Orient, avant de laisser les peuplades autochtones payer les pots cassés.
Je n'ai pas terminé le troisième chapitre, dédié aux exploits des alpinistes anglais des clubs posh de l'ère victorienne, qui les premiers ont dompté les dangereux pics du massif caucasien, et notamment l'Elbrouz, véritable point culminant de l'Europe. N'étant guère versé en alpinisme, tout Breton que je suis, je n'y ai pas trouvé mon compte.
Beaucoup plus intéressant pour moi en revanche, l'incursion des envahisseurs nazis dans cette partie du monde en 1942. Non seulement la bataille du Caucase entre Wehrmacht et Armée rouge n'était guère moins importante que celle livrée plus au nord à Stalingrad, mais la collaboration massive – et compréhensible, bien qu'Éric Hoesli se garde là encore de tout jugement et laisse parler les faits – de nombreuses populations avec l'occupant allemand constitua un terrible désaveu des politiques d'assimilation russes puis soviétiques, qui se fait encore sentir aujourd'hui, bien que le racisme du IIIème Reich l'ait privé d'un nombre considérable d'alliés.
Hélas, comme le montre la cinquième partie, plusieurs de ces peuples eurent à payer cher leur passage du mauvais côté de l'Histoire. Alors même qu'aucun Allemand n'avait pénétré dans leurs contrées, les Tchétchènes furent une nouvelle fois les principales victimes de la folie meurtrière de Staline. Ce long chapitre consacré à leur déportation est extrêmement difficile à lire mais essentiel, car jamais cette tragédie ne devrait tomber dans l'oubli.
Pour finir, Éric Hoesli descend vers le sud et remonte dans le temps pour évoquer la course pour le pétrole en Azerbaïjan. Qui se souvient que Bakou fut un temps la capitale mondiale de l'or noire ? Mais les rivalités entre les grandes familles milliardaires Nobel, Rothschild et Rockefeller, entre ethnies locales (arméniens et russes chrétiens, azéris musulmans, juifs) et entre classes ouvrière et bourgeoise conduisirent à l'effondrement spectaculaire de cet empire éphémère. Le fan de James Bond ne put s'empêcher de penser à Sophie Marceau dans The World is not Enough !
Aussi à l'aise avec les us et coutumes des peuples caucasiens, avec la géopolitique de l'Empire russe et de l'Europe en général, avec l'Islam qu'avec l'histoire militaire, Éric Hoesli bénéficie d'une galerie de personnes hauts en couleur : l'impitoyable général russe Ermolov, surnommé "l'ogre Yarmoul" pour faire peur aux enfants tchétchènes, l'aventurier écossais Robert Urqhuart, champion improbable de la cause tcherkesse, l'officier allemand Theodor Oberländer, poil-à-gratter antiraciste du IIIème Reich, ou encore la "Panthère" Laïsat Baïsarova, tireuse d'élite tchétchène et terreur du NKVD.
Bref, un véritable tour de force que nous signe là Éric Hoesli, et un indispensable pour tous ceux qui s'intéressent à cette partie du monde.