La morsure sur le gant de velours

Adélaïde, Le Mouchoir rouge, et Mademoiselle Irnois sont les trois nouvelles (la troisième étant plutôt un court roman, d'ailleurs, par sa longueur, et les trois nouvelles présentent une structure plus proche du roman que de la nouvelle, mais disons nouvelle par commodité en raison de la concision du texte) réunies dans ce joli livre. Un livre ancien, rouge et blanc, avec en couverture un détail d'une peinture que je daterais à tout hasard de la Première Renaissance et que je dirais française ou flamande (un bisou à celui qui me trouve le nom de l'oeuvre et du peintre, c'est le détail qui est sur la couverture de la fiche SC également), à l'intérieur des illustrations élégantes, des couleurs, des arabesques stylisées dans la typographie, et imprimé sur du "papier bouffant de luxe" (comme le signale précieusement l'éditeur)... que j'ai trouvé par terre, dans Paris, abandonné parmi des romans de gare et de mauvais manuels désuets, livrés à la pluie, aux piétinements des marcheurs pressés, et au bon coeur des quelques amoureux de papier qui passaient par là. Et je passais par là, et le livre m'a tapé dans l'oeil, et je m'en suis emparée avant qu'on me le vole (il n'y avait que ma mère et une vieille dame pour me faire concurrence, mais que voulez-vous, la fébrilité de la possession du livre, du seul et unique livre intéressant dans cette masse encombrant la rue), et il était beau, il m'attendait.
C'est incroyable ce qu'on trouve dans Paris vous savez. Les gens jettent de leurs fenêtres ou déposent dehors pour les éboueurs ou les bonnes âmes sentimentales qui récupèrent les trésors délaissés, comme moi. L'autre jour j'ai trouvé le DVD en parfait état de Virgin Suicides, au milieu de merdes sans nom, dans un coin de rue. Bon je n'aime pas Virgin Suicides mais c'était gratuit et ça allait finir aux ordures, alors je l'ai récupéré. (Quelqu'un est intéressé ? Je vous fais un prix d'ami.)

Et donc j'ai trouvé Gobineau. J'ai fouillé dans ma tête et il m'a semblé que Gobineau c'était un méchant bonhomme qui avait écrit des trucs pas cools. Alors j'ai hésité un peu, et puis je me suis dit "Et puis alors ? Il est peut-être très bien ce livre ! Ce n'est pas parce que ce monsieur a écrit l'Essai sur l'inégalité des races humaines, ouvrage qui a eu la postérité que l'on sait, que ce bouquin, qui m'a tout l'air d'être une fiction amoureuse, est à jeter aux orties comme s'il allait me brûler les doigts !" Et toute contente, j'ai sauvé un livre de la décharge, ou au mieux, du recyclage. Bonne action du jour, fierté d'avoir débusqué un trésor inconnu, une jolie pépite, parce que quand bien même le fond aurait été mauvais... Le livre était de toute beauté. Rien d'extraordinaire mais un charme certain, sans doute possible dans le pire des cas de le revendre à un bouquiniste pour un prix décent du fait de sa rareté.

Sauf que le fond s'est avéré être pire que mauvais : il était bon. Très bon, très très bon même. Alain a dit que Gobineau était "l'égal des plus grands", et rien qu'avec ça je suis tentée de penser qu'il n'avait pas tort.
Alors au diable les essais outrageants. Blâme-t-on le Voyage au bout de la nuit à cause de Bagatelles pour un massacre ? Non. De même, oublions un instant ce qui ne rend pas justice à Gobineau pour nous intéresser à ses nouvelles, à ce que j'ai aperçu de son oeuvre littéraire.

Les nouvelles de mon recueil aux aventures rocambolesques sont toutes trois centrées autour d'une femme. Plus précisément, de plusieurs femmes, dont une a l'apanage : elle est jeune, elle est amoureuse, et les points communs s'arrêtent ici.

Adélaïde et Le Mouchoir rouge, pourtant, sont assez proches : nos deux héroïnes sont des beautés, indépendantes, fortes, d'une volonté de fer, séductrices, agissant seules, deux louves farouches et féroces. Elles se battent, contre des hommes, des femmes, ou les deux. Adélaïde, héroïne de la nouvelle éponyme, se bat contre sa mère pour un homme faible, que toutes deux finiront par mépriser pour sa faiblesse, son infamante docilité, son caractère de pantin. Sophie, quant à elle, héroïne du Mouchoir rouge, se bat contre son parrain pour un homme fort. Dans chaque nouvelle, la fille s'oppose à sa mère, car les deux gravitent autour d'un homme aimé et/ou haï, avec l'apparition d'un tiers (l'amant) dans Le Mouchoir rouge. On a donc des trios, voire des quatuors qui se dessinent, et dont les relations intrinsèques sont éminemment complexes, et dans lesquels notre figure féminine principale se dessine peu à peu par des victoires, des échecs, sauvage ou discrète, mais toujours puissante, en creux, elle parvient à ses fins, grâce à sa finesse, son autorité superbe, dans les mots mais surtout dans le silence, dans le non-écrit, dans l'implicite. Gobineau nous raconte avec une distance élégante ces manigances secrètes familiales dont le noeud est le désir, en se posant comme "celui qui a entendu dire que... et qui raconte à son public". Il privilégie ainsi le dialogue, se permet quelques commentaires, mais le fond des choses se situe en arrière-plan, dans les chambres, dans les mains blanches qui se glissent dans l'entrebâillement des portes et qui tirent avec délicatesse mais avec une fermeté irrésistible la manche de l'objet de convoitise - l'homme, Frédéric ou Gérasime. C'est donc tout un monde d'intrigues intestines, que remportent les forts, les rusés, les fins, que met en scène Gobineau avec un pas de recul et une mince courbette dans un sourire qui plisse le coin de la lèvre, avec une ironie légère mais mordante, qui fait mouche, qui est d'une grande subtilité dans la forme et qui enfonce le clou dans la plaie avec un plaisir évident, insensiblement, par touches. C'est du pointillisme au couteau. (C'est un beau concept ça, y a un truc à faire.)

Gobineau nous refait le coup avec Mademoiselle Irnois, mais de manière plus directe, plus crue, plus drôle. Il met en scène, dans ce mini-roman de cent pages, une famille bourgeoise fortunée fondée par un parvenu bête, laid, inintéressant et colérique, le parvenu étant parvenu par on ne sait trop bien quels miracles du sort. La bourgeoisie en prend pour son grade et notre ami le comte de Gobineau s'en donne à coeur joie pour laisser transparaître son sévère mépris. (Mais les autres en prennent aussi pour leur grade, malgré ce qu'on pourrait penser : Napoléon n'est pas traité tendrement, et le futur époux de la fille de la maison, le comte Cabarot (anobli cependant) apparaît dans toute sa ruse et sa culture mais aussi dans tout son arrivisme, sa cupidité, ses manipulations doucereuses. Le seul qui n'est pas critiqué finalement, c'est le petit ouvrier simple dont je parlerai après...) Et cette famille a donc une fille : Emmelina Irnois, Mademoiselle Irnois donc, choyée, aimée, que dis-je adulée par la petite sphère bourgeoise... Et pourtant Emmelina est mal conformée, handicapée, simple d'esprit. Elle n'est ni belle, ni intelligente, ni intéressante, ni même spécialement gentille... Et ce qui relève du mal clinique, mental et physique, Gobineau nous le décrit dans des termes d'une grande subtilité : il nous fait voir les différentes manifestations du caractère de la jeune fille âgée de dix-sept ans, son silence, son immobilité, son apathie. Jusqu'au jour, où, où elle tombe amoureuse du petit ouvrier du bâtiment en face de sa fenêtre, au bord de laquelle elle se met à passer ses journées. Elle devient une âme toute pure, un amour mystique, dans lequel tout son pauvre être se jette et se perd. Si bien que lorsqu'on lui présente son fiancé, le fameux Cabarot, qui l'épouse avec le soutien de l'empereur pour sa grande fortune, elle crie, elle ne comprend pas, elle attendait son blondinet d'ouvrier ; et (ATTENTION SPOILER) quand elle épouse Cabarot, qu'elle change de fenêtre et qu'elle ne comprend toujours pas, elle s'alite ; et au bout de huit jours, Emmelina meurt.
Ce récit mêle donc l'ironie mordante, encore une fois, mais plus prononcée que dans les deux nouvelles précédentes, à une espèce de gravité triste, désabusée, pathétique. Mais on ne sombre jamais avec Emmelina dans le ridicule. On est dans la compassion, au sens fort voire étymologique du terme, dans la douleur partagée. Parce que cette fille est pur sentiment, pure sensibilité, pure extase dans la contemplation sans partage de son amour pour ce petit ouvrier qui n'a rien demandé, qui ne comprend pas ce qu'elle veut de lui (car ils se rencontrent), qui la trouve laide. Gobineau, avec une grande subtilité qui ne verse ni dans le pathos, ni dans la caricature, nous peint un être sur un fil, un murmure, une étrangeté. Et son talent dans cette peinture est absolument remarquable. C'est juste émouvant. Il n'y a rien d'autre à dire, le lecteur s'enfonce dans le spectacle muet de la triste muette dont les cheveux blonds sont la seule beauté, et qui la font ressembler, avec l'extatique douceur de sa figure aimante, à une sainte, à une inhumaine.
Une histoire d'amour d'une tristesse insondable, finalement, et dont la figure centrale, monstrueuse et religieuse, est extraordinaire, et très très peu représentée en littérature. On voit non seulement la pauvresse par les yeux de veau de sa famille, les yeux cupides de son promis, les yeux simples de son ouvrier - mais aussi dans une ampleur inédite par les yeux du narrateur omniscient qui outrepasse les apparences et atteint à des sommets presque transcendants, par l'amour, à l'état le plus pur, le plus simple, dans le coeur d'une monstruosité. Gobineau jamais ne l'appelle monstre ; Gobineau jamais ne l'épargne pour autant. Gobineau la crée et la comprend, au-delà des préjugés, et c'est une faculté que tous les écrivains n'ont sans doute pas.

Il est là, le velours : Gobineau est, à travers ces trois récits, et en particulier le dernier, dont la figure féminine s'oppose radicalement aux deux autres, la panthère qui mord - elle enfonce sa mâchoire, et blesse - mais qui n'abîme pas le gant de velours de la maîtresse (tout cela est follement aurevillien, pardonnez-moi, je pense au "Bonheur dans le crime", in Les Diaboliques). Le velours est intact - le propos est subtil, dense, la beauté de la langue, de l'expression, les précautions douces jusque dans l'ironie, c'est le velours. C'est l'équilibre parfait entre la distance (au fondement du roman en général selon Kundera) et l'enveloppement de l'être.

Evidemment, je n'ai pas besoin de vous dire de parcourir les rues de Paris en vitesse à la recherche d'un exemplaire perdu de ce chef-d'oeuvre tombé dans l'oubli. Courez, c'est merveilleux.
Eggdoll

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