On a reproché ici même à Kundera de se complaire dans la méta-textualité, de débiter des truismes à la pelle, de faire de la philosophie de comptoir, de ne pas savoir se situer entre littérature et philosophie. Pardonnez-moi, intéressés, mais rien n'est plus réducteur.
Quelques éclairages sur les ambitions kundériennes (en très très gros) : explorer l'existence humaine d'une façon inédite, en découvrant ce que seul le roman peut découvrir, roman qui est lui-même construit avec une liberté nouvelle, et qui va là où on ne l'attend pas (ce qui est un peu la définition du roman, je crois).
Kundera ne se contente pas de mettre côte-à-côte des digressions philosophiques et des personnages en situation, mais bien au contraire il entrelace les deux de façon à édifier une cathédrale : les méditations ont pour but d'éclairer le roman, les situations, les psychologies, et se retrouvent tout au long de l'oeuvre, se mêlent, se nuancent - il y a un fil rouge, qui s'épaissit peu à peu jusqu'à former un ruban à la fois fin et solide. Cette approche peut paraître déroutante et prétentieuse ; pourtant, elle use à mon avis consciemment des recours du roman - le romancier s'assume comme tel, ne cache pas son jeu, et en le dévoilant ne rend pas grotesque son oeuvre mais au contraire la rend d'autant plus subtile. Les personnages sont de pures virtualités, oui, mais ils le sont toujours, quel que soit le roman et quel que soit le romancier ; et en se révélant comme telles ici, ils deviennent plus complexes, plus aboutis, cohérents, et originaux. J'ajouterai que je pense qu'il y a une bonne dose de mauvaise foi dans l'affirmation selon laquelle Kundera étale des banalités : les thèmes abordés sont sans doute existentiels et s'écrivent avec une majuscule ; mais les développements et surtout leur manière de s'imbriquer, de se contorsionner, de se tordre le cou, sont bien davantage que de vagues et plates considérations sur ce dont on peut faire l'expérience au quotidien. Evidemment tout n'est pas aussi brillant ; pour le lecteur cultivé, certaines précisions semblent surfaites ; pourtant, il y a un formidable recul, une ironie délectable, une incapacité à situer exactement les thèses défendues par le romancier ou celles défendues par ses personnages - et tout cela interdit de nier la complexité (pardon de répéter toujours les mêmes mots, mais je n'ai pas mieux) des constructions kundériennes, si particulières et si caractéristiques de l'écrivain. Il n'y a pas besoin d'un examen approfondi pour voir cela.
Je n'aborderai pas le fond ni la structure en détail ; ce n'est pas le lieu, je réserve mon exposé à mes khamarades khâgneux - et d'autres critiques l'ont sûrement déjà fait. Mais je crois que L'Insoutenable Légèreté de l'être, un de mes romans préférés, recèle des richesses inouïes. C'est un roman qui édifie, qui interroge, qui donne à penser, qui est à la fois extrêmement vaste et extrêmement synthétique sur l'existence humaine (il y a tout, disait quelqu'un, et je cautionne cette appréciation), sans jamais être catégorique ni se départir de son humour, de sa distance, de sa conscience d'être ce qu'il est et d'en jouer. Tomas, Tereza, Sabina et Franz ne sont peut-être que des personnages ; mais leur substance devrait être plus réelle que celle d'un être réel, et montre l'infinie richesse de l'esprit humain. Je crois que les oeuvres de Kundera proposent toutes une expérience de lecture inédite et profitable.
Que le livre ait quelques faiblesses, peut-être ; on peut détester les chiens, on peut reprocher l'absence d'histoire à proprement parler, on peut ne pas aimer - car on adore ou on hait Kundera. Mais dans les deux cas, on ne peut pas affirmer que l'oeuvre est un ramassis d'inanités. Ceci n'est pas un argument d'autorité, mais le fait qu'un auteur d'origine (et plus que d'origine) tchèque soit le premier à entrer de son vivant dans la Pléiade est peut-être un indice d'une reconnaissance méritée. Il me semble que c'est le genre d'auteur qui donne envie de dire, en refermant le livre, outre tout jugement personnel : "lui, c'est un grand".