La valeur n’attend pas le nombre des années : très jeune, Maurice Maeterlinck acquiert la notoriété. Il n’a que 27 ans lorsqu’il publie Les Serres chaudes et La Princesse Maleine, œuvres qui assurent au futur prix Nobel une renommée aussi soudaine qu’inattendue, une gloire qui culminera avec Pelleas et Mélisande, chef d’œuvre du théâtre symboliste.
Aglavaine et Sélysette, pièce peu connue et rarement jouée, s’éloigne quelque peu de ces œuvres mythiques. Elle appartient à ce qu’il est convenu d’appeler le second théâtre de Maeterlinck : pièces de bonne facture, certes, mais qui ne possèdent plus vraiment le souffle créatif et les fulgurances des œuvres de jeunesse. Ce changement, on peut en partie l’imputer à l’irruption dans la vie de l’auteur de la cantatrice et comédienne Georgette Leblanc, personnalité rayonnante qui lui donne envie de rompre avec le théâtre de l’ombre, de l’inaction et des silences, des personnages immatériels et du tragique quotidien dont se réclament ses œuvres marquantes. Désormais, Maeterlinck opte pour un théâtre plus optimiste, plus apaisé mais nettement moins original.
Le début de la pièce plonge pourtant le lecteur ou le spectateur dans l’univers habituel de Maeterlinck : un monde clos situé hors de l’espace et du temps, un château au-delà des mers, une haute tour délabrée, une clé d’or qu’on perd et une autre qu’on retrouve, des personnages aux noms qui semblent issus de contes anciens. Un navire approche, à son bord la belle, l’éclatante Aglavaine, belle-sœur de Sélysette et veuve depuis peu. Depuis quatre ans, Selysette vit avec Méléandre un amour sage et sans nuages. Quoi de plus naturel pour le couple que d'accueillir leur belle-sœur suite à son récent chagrin ?
La beauté d’Aglavaine n’est pas qu’extérieure : ses sentiments sont nobles et purs et elle possède le don peu commun de révéler à chacun la part de beauté qui l’habite. Très vite Méléandre pressent les liens profonds qui l’unissent à la jeune femme. Ces deux-là sont des âmes sœurs, ils découvrent qu’ils ont en eux "le même monde". Dans cet absolu des sentiments qui culmine bien au-delà des passions ordinaires, tout est amour et personne n’est exclu. Sélysette se laisse à son tour toucher par l’affection d’Aglavaine. Mais un amour sans jalousie et sans exclusive est-il humainement possible dès lors que chacun entend être aimé pour lui-même ? Plus les relations s’approfondissent entre ces trois êtres, plus on comprend que l’harmonie affichée se mêle de souffrance. Il ne leur est pas facile d’apprivoiser les sentiments qui les animent : "La cage vous appartient, mais l'oiseau n'appartient à personne". L’amour peut difficilement se construire sur le sacrifice d’un autre et l’abnégation n’apporte pas toujours le bonheur escompté.
Il arrive parfois que les personnages échappent mystérieusement à ceux qui les ont créés : si l’héroïne de la pièce devait être la lumineuse Aglavaine jouée par la muse de l’écrivain, c’est en définitive l’humble Sélysette qui finit par confiner au sublime. Il faut par ailleurs saluer l’audace que devait représenter à la fin du XIXe siècle la mise en scène d’un sujet qui aurait pu facilement passer pour scabreux, n’eussent été la pureté des sentiments et l’absolue sincérité des protagonistes. Reste que, si on compare cette œuvre au premier théâtre de Maeterlinck, le texte même s’il reste allusif et poétique, paraît volontiers bavard et psychologisant. A trop dévoiler leurs sentiments, les personnages perdent leur part de mystère, leur angélisme peut irriter, les scènes répétitives de baisers à chacune de leurs rencontres finissent par lasser et la fin se laisse deviner assez vite. Bref, une pièce dans laquelle on retrouve par instants le charme ineffable des grandes œuvres symbolistes mais qui, par certains aspects, a malgré tout un peu vieilli.