Entre le 20 août et le 22 septembre 1944, 38 corps sont repêchés dans la Seine. Les corps sont lestés d'un pavé de grès autour du cou, insuffisant à maintenir les cadavres gonflés par l'eau en profondeur. Ces corps destinés à ne jamais être retrouvés sont encore vêtus, et ont mêmes dans leurs poches et leurs doublures des documents importants.

Cette énigme pourrait être celle d'un roman noir...il n'en n'est pourtant rien. Il s'agit de la nouvelle enquête de Jean-Marc Berlière, professeur émérite d'histoire contemporaine à l'université de Bourgogne, et Franck Liaigre, historien, tout deux membres du CESDIP (ministère de la justice/ CNRS).

Les deux hommes ont repris cette enquête, qui dans la confusion de la Libération n'avait pu être mené à bout.

Ils sont ainsi parvenus à remonter jusqu'à un lieu dont le nom aurait aussi convenu à un polar ; l'Institut dentaire du 13ème arrondissement, un centre clandestin de séquestration et d'exécution tenu par les FTP (Francs tireurs et partisans), organisation armée de la résistance communiste, entre le 20 août et le 15 septembre 1944.

À cette époque les meurtres ne sont pas élucidés. Tout ce qui touche à la résistance communiste et globalement tabou, et les auteurs parlent d'une véritable omerta. Ils dénoncent dans ce livre la politique de terreur de la résistance communiste d'après-guerre, où un ordre révolutionnaire semblait pouvoir remplacer la justice démocratique.

Néanmoins, il apparaît incohérent, dans la perspective d'une justice populaire, d'avoir exécuté ces gens dans l'ombre. Qui étaient ces 38 corps, repêchés dans la Seine ? Les deux chercheurs se sont appliqués à retrouver leurs identités et ont ainsi mis à jour des histoires incroyables.

A la fin de l'été 1944, il n'y a presque plus de collaborateurs ou d'agents importants du régime de Vichy à Paris, la plus part a fuit bien avant. Les FFS (Force Française de Septembre), résistants de la dernière heure, traquent les derniers collabos de la capitale. Ce que les auteurs découvrent, c'est beaucoup de règlements de comptes, de jalousie, et au delà, l'ivresse du pouvoir de jeunes hommes peu préparés aux responsabilités qu'on leur concède.

En effet, les deux auteurs avaient déjà travaillé sur l'épuration de la police après la libération. À ce moment ce corps d'état avait très mauvaise presse, et c'est plus de 2000 policiers qui sont « épurés » dans un processus très violent de méfiance et de dénonciation. C'est dans les 70 commissaires qui sont arrêtés, parfois par leurs propres hommes, et des gardiens de la paix remplacent les postes vacants. Dans cette période de confusion dans les autorités et les responsabilités, il se dit dans les rues qu'il faut répondre à la terreur par la terreur.

On compte plus de 1000 morts dans les combats de Paris, et les morgues sont dépassées. C'est là qu'intervient l'étonnement des deux chercheurs : pourquoi cacher des corps à une époque où l'on fusille ouvertement les coupables ?

Parmi les victimes, peu de vrais responsables, même si certains coupables sont repêchés, et on s'étonne alors que leur arrestation soit restée secrète dans ce cas. On retrouve des membre du FFI (Forces Françaises de l' Intérieur), des socialistes alors en rivalité avec les communistes, des femmes impliquées dans des histoires de mœurs, des profiteurs du marché noir, où de simples personnes impliquées dans des règlements de compte de quartiers....

Cette enquête est un véritable travail pour rétablir la vérité. Portrait d'une époque trouble et violente, JM Berlière et F Liaigre dépeignent la résistance avec le visage humain que finalement seul le recul pouvait lui donner. Car le travail d'historien, expliquent les auteurs, est aussi de rendre la vérité et la mémoire puisque pour ces tueurs, aucunes conséquences judiciaires.

Ce livre se lit comme une enquête policière, presque soixante huit ans après les faits. Sérieux et très bien documenté (en attestent les importantes pages d'annexe), ce travail nous entraîne sans mal dans le Paris de la libération. Il nous raconte aussi et surtout la mauvaise conscience française d'après la collaboration, où chacun est soupçonné, où tuer au nom de la résistance devient un passe droit, les enquêtes impossibles, et où pour les familles des victimes s'intéresser aux raisons de l'exécution de l'un des leurs est une honte.

Les auteurs redonnent finalement une dignité à ces exécutés de la Seine, qui, ni collabos, ni criminels, étaient souvent au mauvais moment au mauvais endroit. En témoigne cette histoire incroyable d'un couple assassiné (elle fusillé dans le dos, lui écrasé sous les roues d'un char sur la place publique) soupçonné d'avoir tiré à la mitrailleuse sur les armées de libération, sans ne serait-ce qu'une arme pour attester cette accusation pourtant bien lourde.

Profiteurs de la résistance et de son succès, les assassins de l'Institut dentaire et leurs histoires nous rappellent que chaque médaille a souvent son revers.

Un livre à lire !

Emma Breton
madamedub
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le 5 avr. 2012

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