« Le mépris« , pour beaucoup de gens, c'est avant tout le célèbre film (1963) de J. L. Godard, avec Brigitte Bardot.
Mais il s'agit avant tout du livre d'Alberto Moravia, auteur italien réputé entre autres pour « L'ennui » et « Le conformiste« .
Si le début du film de Godard demeure célèbre (Bardot demandant lascivement à Michel Piccoli s'il aime chaque partie de son corps), l'incipit du roman n'en n'est pas moins fameux: Durant les deux premières années de mon mariage, mes rapports avec ma femme furent, je puis aujourd'hui l'affirmer, parfaits. L'objet de ce récit est de raconter comment, alors que je continuais à l'aimer et à ne pas la juger, Emilia au contraire découvrit ou cru découvrir certains de mes défauts, me jugea et, en conséquence, cessa de m'aimer.
Ricardo est un jeune homme cultivé et passionné de théâtre. Pour palier aux envies de sa femme, il accepte des scénarios de films et s'éloigne de plus en plus de son idéal littéraire d'indépendance. Pris de compromis en compromis, son intégrité s'étiole au fil du roman, alors que son intention n'en demeure pas moins bonne. Le mépris est l'histoire d'une spirale infernale, d'un labyrinthe sans issue, qui semble faire le jeu de la société moderne.
Roman sur le cinéma, comme le met en exergue Godard, « Le mépris » aborde la question de la modernisation des moeurs et de la société. Le film dont il est question de faire le scenario pour Ricardo n'est rien de moins que la célèbre « Odyssée » d' Homère. Fresque héroïque par excellence, elle contraste habilement avec les tribulations du scénariste italien. Un défi insurmontable pour le héros mortel?
Car en héros moderne, Ricardo endure mille tourments; la précarité, la peur de perdre un emploi, et l'estime de sa femme, les compromis douloureux avec sa boîte de production...Lui qui était un artiste, Ulysse un roi, tout deux se retrouvent jetés sur les chemins de l'errance par quelques facéties d'un dieu à l'humour cruel. Destin tragique, ou quête identitaire, « psychanalytique »? Moravia dépeint cette époque de la découverte de la psychanalyse, ou tout prend un sens intimiste et freudien.
A son réalisateur allemand qui entend donner un sens tout personnel et individuel à un Ulysse qui a peur de rentrer au foyer, héros civilisé et rusé, face à une Pénélope barbare et pétrie de tradition, Ricardo appelle un héros cathartique, pleinement « ancien », issu d'une époque révolu. Il a le goût du sacrifice sans réaliser que la cause, elle, est morte, ou pire, dépassée, déclassée.
C'est ce monde post-moderne, trop intimiste ou trop spectaculaire que décrit « le Mépris », au milieu duquel le héros flotte comme un individu solitaire, pathétique finalement, dans son incapacité à reprendre sa vie en main ou même à se résigner. Lutte perdu d'avance d'un héros antique en proie à des maux modernes, il souffre du mépris implacable de cet Emilia dont le mystère s'évapore peu à peu. De l'héroïne tragique, farouche nymphe, elle n'incarne que le drame de la petite bourgeoise en quête de stabilité et de protection masculine.
Moravia nous dépeint une société oscillant entre deux extrêmes, du grand cinéma à l'introspection de soi. Ricardo malgré lui incarne ce déséquilibre social. Homme de théâtre, il se « vend » au cinéma et à ses grandes productions pour les besoins bourgeois de sa femme qui le méprise finalement de cette bassesse. Entre ces deux écueils, quel issue reste t-il? C'est bien son impossibilité que Ricardo expérimente, car au bout de chaque chemin se trouve dressé comme un Sphinx moderne l'énigme du mépris contemporain.
Emma Breton