Le Mépris est un roman de 1954 écrit par Moravia, une figure prolifique de la littérature italienne d'après-guerre connue essentiellement chez nous pour l'adaptation cinématographique du roman faite par Godard, dont je ne parlerai pas ici.
Le Mépris est un roman assez typique de son époque en nous plongeant dans les atermoiements d'un narrateur interne à la première personne en pleine crise, qui ne cesse constamment de s'auto-analyser pour essayer de forcer du sens sur un monde – intime ou externe – qui lui échappe. On retrouvera ainsi des scènes peut-être un peu attendues de monologues internes dérapants ou des hallucinations de la conscience un poil improbables, mais force est de constater que cet aspect du roman, le plus classique, se tient bien.
Le Mépris n'est pas du tout inintéressant malgré ce balisage et sait arracher le morceau grâce à une habileté autre. Tout le roman se lit de façon volontairement méta-textuelle comme une réécriture de L'Odyssée, que le personnage principal échoue à adapter en scénario, et cette quête destructrice arrive très bien à réactualiser le caractère violent du tragique qui brise les reins d'un héros incapable de se battre et condamné pour des fautes bien dérisoires...mais enfermé dans son Je, ne sommes-nous pas forcés nous-mêmes d'épouser en partie une complaisance que Ricardo, le protagoniste, pourrait avoir envie de s'arroger ?
Tout l'intérêt du Mépris réside dans ce pas glissant, dans ce danger près du gouffre. On est tentés avec le héros de croire en ce qu'il présente comme des désirs de pureté cohérents et concordants : retrouver une sorte d'Arcadie qui serait celle d'Homère, combattre la froide et déshumanisante psychanalyse représentée par le réalisateur Rheingold, vaincre le cyclope matérialiste et avide d'argent que représente Batista, écrire son théâtre, retrouver l'amour de sa femme et l'arracher à, peut-être, cette espèce de médiocrité vaguement misogyne et essentialiste dans laquelle son mari l'enferme ; mais tout cela n'est jamais médiatisé par une forme d'objectivité qui viendrait nous aider à trancher, et il n'est rien moins que facile de situer clairement le curseur à l'endroit où Ricardo cesse de se mentir et donc de nous mentir.
Le Mépris est un roman passionnant car au-delà du récit de l'aventure d'un Ulysse moderne qu'il croit être, le chant du narrateur se place en réalité comme une longue « sirénade » où les rochers pointus affleurent partout sous des descriptions magnifiquement moirées de la mer de Capri.
Jusqu'à quel point Ricardo Molteni est-il la dupe des dieux, fût-ce celle des dieux modernes que sont le capitalisme et les exigences bourgeoises (le héros a beaucoup de mal à dissocier possession matérielle et capacité à garder sa femme), et jusqu'où est-il le fautif qui commet son crime d'outrecuidance ?
Une bonne tragédie moderne agite la question, et à cet égard Le Mépris l'est complètement. Un pointilleux pourrait certes signaler que cette manière d'aborder cette matière est années 50 en diable et très de son époque ; mais quand c'est bien fait, pourquoi se priver ?