1842, Heine revient. Treize ans d'exil loin de l'Allemagne et ce retour aux sources pour dire toute la complexité de la relation entre les juifs et ce pays qui leur a permis de donner toute leur mesure culturelle, intellectuelle, littéraire, musicale, philosophique, économique… Mais pas seulement. Heine voit plus large et plus loin.
Dans un temps suspendu entre Paris et Hambourg, Heinrich Heine y déroule un poème épique d'une verve ironique sans pitié aucune, dans un style et une structure d'une étonnante modernité. Sa lucidité satirique annonce une Allemagne gangrénée par les braillements de ces pharisiens de la nationalité face à une modernité qui va beaucoup trop vite et où tout se crispe : identité contre cosmopolitisme, racines et traditions contre mouvante modernité, classes sociales sacrifiées contre nantis et profiteurs, empire contre république… Ce vautour ressemblait, à s’y méprendre, à l’aigle de Prusse ; cramponné sur mon corps, il me dévorait le foie dans la poitrine.
Poème empreint aussi de nostalgie au fil de ses pérégrinations : ni régionaliste, ni universaliste, c'est d'une patrie idéale qu'appelle Heine de ses vœux, humaniste et tolérante.
C'est à Paris que l'Allemagne lui manque (Le vin du Rhin me rend tendre et chasse de ma poitrine tous soucis, il y infuse l’amour de toute l’humanité), c'est en Allemagne qu'il regrette Paris (Oh ! que ne suis-je, soupirai-je, que ne suis-je chez moi, près de mon excellente femme, à Paris, dans le faubourg Poissonnière). Heine est une lumineuse passerelle entre ces deux cultures, lui qui jetait des ponts pour conjurer ses propres déchirures, celle d'être un juif acculturé converti au protestantisme, un libéral monarchiste féru d'humanisme et un allemand francophile exilé, revenu puis encore exilé. Dans cette œuvre, il orchestre avec virtuosité tous les paradoxes qui le tiraillent.
George Grosz qui reprendra en 1917-1919 le titre de ce poème de Heine pour un fameux tableau y peindra avec un génie expressionniste inouï ce que le poète avait pressenti des chaos allemands et de ce qu'ils allaient un jour brutalement enfanter. La terre est aux Français et aux Russes ; la mer obéit aux Anglais ; mais nous autres Allemands, nous régnons sans rivaux dans l’empire éthérique des rêves : la puissance industrielle, intellectuelle et militaire allemande un jour réclamera son dû. Heine et Grosz l'ont tous deux magistralement prédit.