"Les pavés sont les mêmes ? Donc il est possible que mes parents aient marché ici ? "

Non, il ne s'agit pas dans ce documentaire de nous désigner encore une fois les innocents et les coupables, les victimes et les bourreaux, nous intimant que, ouf, nous qui faisons aujourd'hui consensus (presque tous) sur l'horreur de la Shoah et du Nazisme, nous voilà rassurés : nous nous plaçons intellectuellement du bon côté des barbelés.


Non, il ne s'agit pas de "devoir de mémoire" mais d'un travail d'incarnation d'un héritage qui appartient à tous. Car Ruth Zylberman est exigeante avec elle-même et avec nous : son objectif n'est pas de dire une mémoire manichéenne ni de nous faire cheminer sur une pensée historique binaire où nous saurions réciter main sur le cœur qui sont les bons et les méchants, avec un empilement de témoignages (même si ces derniers restent bien sûr primordiaux).
Son but est de donner corps à la mémoire, de la reconstruire physiquement, matériellement, topographiquement avec toutes ses nuances pour approcher au plus près de la vérité et du vécu. Donner corps également à tous les fantômes anonymes et ordinaires d'un immeuble anonyme et ordinaire. C’est là toute la finesse, l'originalité et la grâce de ce superbe documentaire.


Ruth Zylberman concentre un large fait historique, diffracté sur plusieurs années, plusieurs pays, plusieurs millions de personnes, plusieurs lieux : la déportation des juifs d'Europe dans les camps, en le restreignant volontairement à un quartier parisien, un numéro de rue, un immeuble, une cour (cour hitchcokienne où tout le monde se voit, se vit, se sait, aperçoit la police arriver) et quelques familles, juives et non-juives confrontées aux fracas de l'Histoire et aux choix et drames engendrés par cette déflagration humaine. Miniaturiser une catastrophe gigantesque pour lui redonner une dimension humaine palpable. Qui a déjà pris dans ses bras 6 millions d'êtres humains ? Là, dans ce documentaire, ils sont tous à portée de bras et d'entendement.


Et puis toutes les nuances de cette histoire dans l'Histoire : la famille très catholique sauvant des Juifs de la rafle pour mieux oublier que leur fils unique est collabo, la voisine muette qui arrive tout de même à dénoncer, la concierge qui sauve, le flic qui prévient certains Juifs et pas d'autres, les enfants qu'on cache, les révoltes qu'on garde à l'intérieur de soi, les petites solidarités incroyablement courageuses, les grandes infamies ; l'immeuble refuge, l'immeuble qui piège et la peur qui s'infiltre dans chaque intimité. La mémoire de chacun, si difficile, reconstruite autour d'une cour dont les murs ont tant à révéler.


Incarner la mémoire, donner corps et vie au souvenir quand tout fut fait pour que des êtres humains disparaissent sans laisser de traces comme s'ils n'avaient jamais existé.



"Les pavés sont les mêmes ? Donc il est possible que mes parents aient marché ici ?"



Jusqu'à ce vieil homme devenu américain qui vécut enfant dans cet immeuble avec ses parents et son frère arrivés d'Allemagne en 1934, devenu volontairement amnésique du traumatisme de leur anéantissement. Mémoire physiologique, tactile, quand il revient aujourd'hui sur les lieux, jusqu'à cette poignée de portail qu'il tapote et caresse de la main : "Il est possible que je l'ai touchée, enfant ? Mais mes parents l'ont touchée ?". Et puis la cour : "les pavés sont les mêmes ? Donc il est possible que mes parents aient marché ici ? ". La réponse est oui et c'est magistral.


Tandis que moi quatre nuits...

SophieChalandre
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le 26 sept. 2021

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Soph CH

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