Je ne suis pas forcément objectif, j’aime beaucoup Marta Sordi. « La Signorina » de l’histoire antique italienne est une grande savante. Elle incarne tout le classicisme de l’école italienne. C’est érudit, c’est pointu, c’est méthodique. C’est de l’histoire « à l’ancienne », fondée sur les chronologies, les faits, les textes, les inscriptions, plus que sur les lectures sociales, carrément portées disparues. Si interprétation il doit y avoir, elle ne procède que des faits, elle ne la devance jamais. Du coup, quand une traduction de Marta Sordi arrive en Français, je prends. Et comme y’avait confinement forcé, j’ai pris mon temps temps pour la lire. Celle-ci, étrangement, vient compléter de manière surprenante La Trace et l’Aura, de Patrick Boucheron, pavé magistral et virtuose sur Ambroise, dérivé de son cours au Collège de France (personne n’en a fait ici de recension… Dois-je m’y coller ?).
un livre à la forme insolite
Ambroise, Rome et Milan (364-395 ap. JC) montre la transformation de l’Empire romain en empire institutionnellement chrétien durant les trois décennies finales du IVe siècle. Cette transformation est analysée sous plusieurs angles, qui correspondent plus ou moins à celui des divers protagonistes du temps identifiés par l’auteur : les empereurs chrétiens, l’aristocratie païenne, l’Église à travers Ambroise. On aurait d’ailleurs aimé avoir en introduction une valorisation de ce parti-pris, mais ce n’est pas le genre de l’ancienne école italienne. Quoi qu’il en soit, autour de ces trois acteurs, le livre est divisé en 6 chapitres : deux chapitres « chronologiques » encadrant en chiasme quatre chapitres d’histoire des idées, ou de « développement des idées ».
La grande bascule
Le premier des deux chapitres « chronologiques » se penche sur l’interprétation la période embrassée par l’ouvrage : de quoi la transition des Constantiniens aux Pannoniens est-elle le nom ? Il s’agit d’une réflexion sur les raisons de la transformation de l’empire au lendemain de la courte parenthèse de Julien, perçue comme une tentative de restauration conflictuelle, qui aurait lacéré l’empire. À leur accession au pouvoir, les empereurs pannoniens entreprennent une restauration, ou plutôt une refondation de l’Empire sur trois axes, dans un sens radicalement opposé :
- L’axe stratégique, avec ce que Marta Sordi appelle « le choix de l’Occident ». Après des décennies de tropisme oriental et du mythe alexandrin, L’Auguste Maius de l’Empire siège en Occident pour la première fois depuis (trop) longtemps. Et au cœur de l’Occident, il y a la Gaule, notre Gaule. Elle y apparaît comme le territoire le plus important pour les destinées de l’Empire. La Gaule est un réservoir d’hommes d’armes, mais aussi de penseurs, de poètes, d’ecclésiastiques… Sans une Gaule stable, sécurisée à ses frontières, il ne peut y avoir d’Empire. Majorien, dans son ultime tentative de restauration, presque miraculeuse, en 455, avait d’ailleurs porté ses efforts sur sa reconquête. Cette même Gaule qui avait voulu rester et empire, et romaine même après 476, avec le « royaume de Soissons ».
- L’axe politique : en transférant la capitale de Rome à Milan, il s’agit pour les empereurs de s’émanciper de l’influence du Sénat romain, dont l’élite reste activement païenne, et de Constantinople, où l’arianisme est virulent.
- L’axe religieux : Valentinien Ier initiateur de cette transformation, change aussi les symboles du pouvoir ; il christianise l’institution monarchique romaine.
Les chapitres théoriques qui suivent illustrent les conséquences sur les idées, les aspects et dimensions, abstraits et concrets, théoriques et factuels, juridiques et judiciaires, de ce basculement de l’Empire. Autant de transformations -c’est la thèse de l’auteur- qui découlent toutes de l’émergence théorique, puis effective, d’une nouvelle théologie du pouvoir. Au nombre de quatre, ces chapitres illustrent chacun une relation particulière entre les « trois acteurs » identifiés par Marta Sordi : Ambroise théoricien face à l’Empire (avec sa théorisation du prince et du pouvoir chrétien), Ambroise évêque face aux empereurs (avec sa lutte pour la laïcité et la séparation des pouvoirs), Ambroise face à l’aristocratie païenne (autour, notamment, de la controverse de l’autel de la Victoire), les Empereurs face au paganisme (avec la répression progressive des usages païens dans le Codex Theodosium), Empereurs face à l’aristocratie païenne, durant la période « des grands procès » d’Antioche et de Rome.
Vient enfin le chapitre final, qui est celui d’un dénouement, d’une inéluctable et tragique reddition des comptes au terme d’un processus qui ne prévoyait pas d’alternative à une transformation générale et définitive de l’Empire. De Valentinien à Théodose, malgré une résistance obstinée, le paganisme perd non seulement sur le plan politique (ce qui était prévisible vu l’asymétrie des pouvoirs), mais également sur le plan des idées. Il sort alors de l’histoire en tentant de « la forcer » : il appuie les mauvaises usurpations, et scelle ainsi son destin.
C’était la saison pannonienne
Marta Sordi donne une très belle lecture, originale de ces quatre décennies, qu’on a l’habitude distraite de classer dans le long déclin de l’Empire d’Occident et l’émergence d’un Orient autoritaire. Or, ce que l’on voit, c’est que rien n’est linéaire. On voit de Valentinien Ier à Théodose, une reprise en main, qui est également une renaissance, une régénérescence de l'Empire, non seulement sous l’angle de la force, mais aussi de celui des idées, sorte d’étape fondamentale dans la pensée occidentale sans laquelle il n’y aurait eu Charlemagne.
L’autre grand mérite de ce tout petit livre, c’est de replacer « un saint » dans l’histoire des idées et de la cour. Marta Sordi réussit à montrer comment des lettres, comment les lettres d’un homme, Ambroise, parviennent à façonner le cours de son temps et l’idée de pouvoir en Occident pour des siècles. Le lien trop rare est fait, entre histoire et histoire religieuse : Marta Sordi réinscrit le saint dans sa période, et dans son espace social, dans sa ville, dans la cour, lui rend sa place d'interlocuteur politique, légal et spirituel de l’empereur, de l’État. Les mots d’Ambroise sont lus et commentés pour être reliés à leurs conséquences historiques. On sort ainsi de la vision hagiographique diaphane, dont les lectures renforcent, consciemment ou non, la dichotomie entre sphères spirituelle et temporelle. L’action d’Ambroise, et ce court volume l’illustre à la perfection, dans sa dimension spirituelle ou théologique, n’a jamais été limitée à l’unique domaine théologique, pastoral ou clérical. Le saint travaille dans la cité, transforme les lois et les esprits, et affecte le destin de tous les citoyens d’un Empire.
C’est la raison pour laquelle saint Ambroise a continué durant des siècles d'être le point cardinal de la réflexion philosophique, dès lors qu’il fallait débattre et trancher de la sainteté du pouvoir, ou du pouvoir de la sainteté, explique Patrick Boucheron.
les moins
- Une mouture académique un peu trop rigide : avec le besoin
systématique de référer des sources, parfois au détriment du confort
de lecture ;
- Trop court : on sent qu’il ya beaucoup d’ouvertures
sur tous les évènements abordés, on aurait pu vouloir des
développement annexes (sur les procès, sur la « lutte de classe »
romaine, sur l’empire aux mains des « pannoniens », sur la Gaule,
etc.) ;
- Fil seulement indirectement chronologique : la structure par
thèmes/aspects reconstitue un processus général, mais une structure
chronologique aurait permis de mieux saisir sa continuité. La période
des procès sous Valentinien 1er est traitée après l’abandon du
pontificat par son fils, le Gratien de la maturité. De même, la
figure de Gratien, celui de la jeunesse aux convictions incertaines,
et celui de la maturité décidée, est explorée sur plusieurs
chapitres, ce qui empêche de cerner sa centralité, et son évolution
dans la continuité. Alors qu’il semble être LE personnage charnière
dans la rupture avec le paganisme. Potentiellement déroutante, cette
structure aurait justifié une « déclaration d’intentions
méthodologiques » pour devenir infiniment plus accessible.
les plus
- Comme on l’a dit : une lecture originale et convaincante de trois décennies généralement "méconnues"
- L’action du saint replacé dans son temps : très belle mise en valeur du lien entre histoire religieuse et histoire politique
- comme toujours, la superbe analyse des textes de Marta Sordi, qui sait comme personne extraire le suc de mots millénaires.