Je suis auteur de BD. Pas publié. Enfin, pas par une maison d'édition. Parallèlement à mes tentatives, je cherche un boulot alimentaire. Je suis agrégé pour enseigner l'art en secondaire : c'est bien, sauf qu'il n'y a pas beaucoup de postes vacants (faut dire que rien que dans ma classe d'agrégation nous étions 20... alors si on calcule le nombre d'école qui propose cette formation et qu'on compare au nombre de postes vacants... ça fait un peu mal). Du coup je cherche dans d'autres domaines, mais le problème, c'est que j'ai un master, et que tous les patrons ne veulent pas de moi car je suis 'surqualifié' (en d'autres termes : je ne bénéficie pas d'aides à l'emploi assez intéressantes aux yeux d'un employeur). Mon père, qui aime s'impliquer dans la vie des autres, a tendance à me donner des conseils... particuliers. Je me souviens de la fois où il a m'a dit, en plein milieu du repas (je vivais encore chez lui à ce moment-là) :
- Tu ne voudrais pas être aiguilleur du ciel ?
- ... quoi ?
- Aiguilleur, tu sais, pour les avions !
Ma mère intervient :
- C'est peut-être compliqué non ? Il faut une formation...
Cette remarque l'énerve un peu :
- Oui peut-être je ne sais pas. Ce n'est pas très compliqué. Peut-être qu'il devrait suivre une petite formation comme pour n'importe quel job, oui... (il se retourne vers moi) ... mais c'est peinard comme job. T'es derrière un écran toute la journée et tu lis des chiffres. En plus, j'ai lu que tu travaillerais trois-quatre jours d'affilée puis tu aurais trois-quatre jours de repos. Un job de rêve, j'te dis ! Ça te laissera tout le temps de faire tes petites BD à côté.
Je réponds :
- Heu... je ne sais pas.
Mon père a tendance à vite prendre la mouche, en témoigne sa réaction vis-à-vis de ma mère. Comme on se dispute déjà assez souvent quand on parle (du coup je lui parle le moins possible), j'opte pour une réponse pas trop contrariante.
- Je vais toujours me renseigner...
- Ben oui, on sait jamais !
Il ne m'a plus embêté avec ça. Mais c'est certainement sa proposition la plus surréaliste. Comment peut-on se dire qu'être aiguilleur du ciel est un job peinard ? Bon, je ne me suis pas documenté... mais à mon idée, avoir la vie de tous ces gens entre mes mains, être 'les yeux' d'un pilote en difficulté par le biais de radars dont il faut déchiffrer les informations, ça me semble non seulement complexe mais en plus très dur psychologiquement.
Plus récemment, il m'a fait une proposition un peu plus censée :
- Tu fais encore des trucs gores ?
- Heu ... (je n'ai fait qu'une BD avec des zombies, du coup il s'imagine que je ne fais que ça)
- Tu dessines parfois autre chose ? Des trucs plus softs ?
- Oui, ça m'arrive (je n'allais pas lui dire que je dessine surtout des grosses bonnes femmes à poil).
- Dans ce cas pourquoi tu n'essaierais pas les livres pour enfants ?
Il faut savoir que mon frère est divorcé et a deux enfants, et que lorsque son tour de garde arrive, il s'en débarrasse le plus souvent possible, les laissant chez mes parents pour leur plus grande joie (surtout ma mère qui se substitue un peu trop à la vraie mère) ; par conséquent, ils sont à fond dans les livres pour enfants, ils savent de quoi ils parlent. Ma mère intervient :
- Oui, en ce moment, ça marche très bien les livres pour enfants. J'en ai plein, je peux t'en montrer si tu veux.
Je réfléchis. Pourquoi pas ? C'est vrai que je n'ai jamais trop pensé à ça mais que ce n'est pas une mauvaise idée. Un registre différent, certes, mais des histoires courtes. Et ça j'en ai besoin ! Ce qui me fait un peu peur, c'est le graphisme. Je me souviens de ce que font des copines illustratrices, et c'est un style au final assez expérimental intéressant mais que je n'ai jamais pratiqué. Il y a des choses plus classiques aussi. Enfin c'est à creuser. Puis je me souviens de cet excellent moment dans la série "Black Books" où Manny et Bernard relèvent un défi un peu fou : écrire un livre pour enfant.
- Ok, je veux bien que tu me prêtes quelques bouquins, on sait jamais.
"Ami-ami" fait donc partie de cette petite sélection (en fait, ils n'ont pas tant de livres pour enfant que ça, mais j'en ai eu 4 ou 5 à prêter). Commençons par le graphisme.
Pas totalement convaincu. J'aime le style minimaliste, les masses de couleurs pleines de matière, mais je trouve que certaines compositions sont faibles, qu'il y a trop d'air dans les dessins. Et puis surtout je n'aime pas la mise en page à bord perdu. Cela casse un peu l'équilibre de la double page. Je m'explique : à gauche, il y a une page blanche avec le texte, à droite, il y a le dessin. Ce type de mise en page est classique, mais le fait d'avoir des bords perdus systématiquement, surtout avec des couleurs foncées, ça finit par déséquilibrer la double page ouverte en plus d'être un ssytème trop redondant. Je n'aime pas non plus la typo, mais ça, c'est un défaut que j'ai constaté dans bon nombre de livres pour enfant que j'ai pu feuilleter : pourquoi une typo d'ordi là où une typo manuelle (fausse ou pas) serait tellement plus chaleureuse, plus personnelle, plus chatoyante ou plus glaçante selon l'image désirée. Pourquoi user d'une typo si neutre, si vide de signification. Je pense qu'un livre pour enfant doit être épuré, mais que chaque élément doit être travaillé, doit participer de l'histoire. Même la couverture perd de son charme à cause de ce "Ami-ami" bien moche, trop droit, trop anguleux, trop froid par rapport au dessin. Il y a tout de même des choses intéressantes dans la mise en page, le moment où les deux personnages se rencontrent : la page de gauche comporte soudainement des dessins (bon au début, il y avait une double page dessinée, mais c'était plus classique) ! Mieux : à gauche, on représente le lapin avec en dessous un texte exprimant le point de vue du loup ; à droite, on a un dessin mettant en scène le loup avec en dessous un texte exprimant le point de vue du lapin : on a là une construction croisée intéressante, qui fait sens, où l'on sent que les auteurs jouent avec l'espace de la page. C'est le meilleur moment du livre. Après on reste sur la double page illustrée à bord perdu mais les auteurs manquent à nouveau d'imagination : sur la partie gauche du dessin, des éléments du décors peu intéressants, du coup on place le texte dessus ; à droite, les personnages (donc les éléments intéressants). Pour en revenir au style graphique, j'aime la représentation de la forêt, j'aime bien le design des personnages, c'est simple mais efficace, j'aime les tons choisis.
L'histoire est assez pauvre et même ambiguë. Pour tout avouer je ne suis pas sur d'avoir bien compris le fond. Est-ce que le loup est vraiment ami avec le lapin ou bien est-ce qu'il va le manger ? Pour moi ce n'est pas très clair.Et cela est dû à une mauvaise construction de l'intrigue. Nous sommes dans l'alternance : une illu consacrée au lapin, puis une consacrée au loup, puis on revient au lapin, puis au loup et ainsi de suite...
Lorsqu'on voit le lapin, le texte est clair : Au saut du lit, le petit lapin déjeunait d'un jus de jeunes carottes et de quelques tendres feuilles d'épinard et de laitue. "Le jour où j'aurai un ami, j'aimerais qu'il soit végétarien comme moi", se disait chaque matin le gentil petit lapin. Mais d'ami comme lui, le petit lapin n'en avait point. L'illustration nous montre un lapin qui mange seul à une table.
Du côté du loup : Dans sa grande maison noire, le grand méchant loup se disait chaque soir : "le jour où j'aurai un ami, je l'aimerai tendrement !". L'illustration nous montre le loup seul, posant une assiette vide sur une table vide, dans une grande pièce vide de décoration.
Ne fut-ce que cette confrontation est bizarre. Le petit lapin, déjà est un sale petit connard qui a décidé de quel genre d'ami il veut. C'est très étroit comme manière de penser. Mais bon, on se dit que le message à la fin sera justement d'être ouvert, de laisser tomber les préjugés... Mais le traitement aurait pu aller dans ce sens. Déjà en abandonnant le qualificatif 'méchant' quand on parle du loup. En le qualifiant de la sorte, les auteurs ont aussi fait leur choix : le loup est méchant ! De plus, on ne s'attarde pas du tout sur ce qu'il aime ni sur sa personnalité : ce dépouillement pousse à l'interprétation : le loup est méchant, il veut aimer tendrement et dans le dessin on le voit avec une assiette vide... pour moi l'interprétation est évidente : il veut bouffer !
Les pages suivantes montrent le lapin toujours aussi exigent ; en revanche, pour le loup, c'est ambigu : il veut aimer son ami avec talent (en réponse au lapin qui veut un ami qui dessine comme lui), il veut aimer son ami même mauvais perdant (en réponse au lapin qui veut un ami capable de jouer aux échecs comme lui), il veut une amitié pas banale (en réponse au lapin qui veut un ami collectionneur). L'énumération va un peu dans tous les sens et les oppositions ne sont pas très marquées. En gros, on en retire que le lapin est très exigent alors que le loup, par contre, est prêt à accepter n'importe qui... mais on ressent toujours son envie de dévorer un lapin au travers des dessins : dans l'un, il range une serviette, dans un autre il a une fourchette en main... J'interprète donc ainsi : si le lapin veut jouer avec quelqu'un de précis, le loup, lui, est prêt à manger n'importe qui.
Là où ça coince, c'est lorsque les deux personnages se rencontrent : on ne sait plus très bien quelques sont les intentions des auteurs... le lapin cueillait des fleurs, en voyant le loup, il décide de les lui donner. On lit que le loup accepte mais est surpris car c'est la première fois qu'on lui offre des fleurs ; il serre les fleurs et prend la main du lapin... le lapin crie : "je ne veux pas de toi comme ami" et énumère ce qu'il attend d'un ami, ce que le loup n'est pas (par exemple il veut un ami végétarien). La page suivante : le grand méchant loup arriva devant sa grande maison noire. D'un double tour de clé, il ouvrit la grande porte sombre, la referma et dit au petit lapin : "moi je t'aime comme tu es." En guise d'illu, on voit le loup serrer le lapin à hauteur de sa tête, tout en lui donnant un bisou, le lapin rougit et à côté on voit la table avec l'assiette vide, ainsi que toutes les fleurs par terre (à gauche, c'est important de le dire, car on voit d'abord l'assiette vide, puis le loup embrasser le lapin, ce qui signifie certainement qu'il a abandonné son envie de le manger ; ç'aurait été à droite du loup, on aurait pu penser que le loup allait tout de même le dévorer)...
Alors quoi ? Il le bouffe ou pas ? Parce que le texte porte à croire que oui, mais le dessin non. Le truc, c'est qu'on ne ressent pas l'évolution du personnage. Le loup est présenté comme méchant tout du long, on a du mal à croire que de simples fleurs puissent le faire changer d'avis ; il aurait fallu construire cela, montrer que des fleurs sont importantes pour lui (pour décorer sa maison peut-être?). Ce n'est donc pas un procès d'intention que je fais, mais un procès de traitement d'intention. On ne sait pas trop où les auteurs vont, ils exploitent mal leurs idées. Je n'arrive pas à être convaincu par le fait que ce soit un livre qui prône la tolérance qui s'érige contre les préjugés puisque les auteurs en ont eux-même (même à la fin on continue de l'appeler 'grand méchant loup'). Je me dis que, vu que c'est un livre pour enfant, la fin doit être heureuse, sinon il n'y aurait pas de morale, ce serait juste cruel. Mais c'est un peu facile comme construction, il n'y a aucune réelle réflexion. C'est comme ça et puis c'est tout.
Et si c'est censé être cruel, alors je trouve que les auteurs ne vont pas assez loin dans leurs idées, que le loup aurait gagné à voir sa méchanceté caractérisée et précisée au travers de faits particuliers.
Bref, je n'ai pas été convaincu. Ce n'est pas déplaisant à lire, il y a quelques qualités graphiques et narratives, mais globalement je trouve que c'est flou et un peu facile.
Bon, je ne pense pas que je pousserai aussi loin l'analyse des prochains livres que je lirai... Je ne sais même pas pourquoi j'ai été si bavard ici...