"Amorces (de l'écart essentiel)"
Ce livre rassemble les éditorial du philosophe Mathieu Potte-Bonneville (MPB) dans la revue "Vacarmes" qu’il a co-fondé.
C’est trop peu dire.
Ce livre est un véritable livre, avec ses lignes de forces et ses lignes de fuites, avec aussi, son dispositif littéraire.
Un livre d’événements, un livre de philosophie, un livre d’essai, de tentatives, livre loufoque et livre d’images – quelque chose qui vient interroger le rapport au monde.
Merci aux Prairies ordinaires qui l’ont publié en 2006.
Ces petits pétards facétieux que l’on appelle des « amorces » : des pétillements d’humour au cœur de dynamite, voilà le programme philosophique de ce pseudo-genre littéraire qui s’invente dans ce livre : 22 vignettes liées à 22 récits couvrant 22 thèmes philosophiques, et pourtant rien de kabbalistique dans tout ça. Juste le « flagrant délit de légender » annoncé par Deleuze, « cet usage de l’imaginaire, clandestin et minoritaire » comme rappelle l’auteur.
C’est d’ailleurs étonnant à quel point ce livre, d’un philosophe spécialiste de Foucault, se rapproche de Deleuze : même humour toujours sous-jacent, même attraction vers les devenir-animaux, le devenir-imperceptible (comme le savoureux passage « Le rêve d’être un lapin (de la disparition) »), vers l’analyse du réel par intensité, en ligne môlaires, moléculaires ou lignes de fuite. Et puis le dispositif avec des chapitres commençant par une image pleine page, suivi d’un récit privilégiant l’écart et la digression pour aborder les enjeux politiques contemporains, mais ayant un objet philosophique (par exemple le beau premier chapitre « Pôle sud (de la défaite) » ; ou « Schistes (de la vie) » si tout cela n’est pas deleuzien je n’ai rien compris) : comment ne pas penser à "Mille Plateaux" ?
Certes on peut aussi penser à un hybride entre "Sens Unique" de Benjamin et un livre de courts chapitres de Brautigan ("Amorces" ne fait que 136 p.).
Je me rends compte que je n’en suis là qu’aux prémisses, qu'à l’amorce de la réflexion sur ce que « contient » le livre… C’est que le livre fonctionne bien ainsi, fidèle à son titre, il amorce la réflexion, indique une piste en affichant un thème, déployant une histoire, à chacun de le suivre à sa manière.
La fatrasie des thèmes abordés : du cheval de Nietzsche à l'astronaute Michael Collins, en passant par une scène dans un bain, un tableau de Massacio, des militants d'Act Up, la guerre en Irak, Ian Curtis ou Robert Wyatt. Et j'en passe, bien sûr.
Le livre est travaillé par cette crainte de l’échec et de l’inachevé (c'est la limite de l'exercice que MPB se propose ici), se terminant sur une note sur ce que pourrait être une « encyclopédie de la défaite ». Mais si tous ces récits sont hétéroclites, épars, tous ces récits ont une qualité commune, celle de l’écriture de MPB. Cela sauve bien des choses. On s’ennuie jamais à lire ce livre. Il est rare de trouver un philosophe qui sache trouver ainsi le lecteur, en traitant du monde actuel de manière intempestive, avec ce qu’il faut d'écart essentiel pour repenser les luttes et le réel, et ce qu'il faut de superficialité - qui n’est pas de la fausse profondeur : voir la relecture de la guerre en Irak à l’aune du contretemps et du merveilleux dialogue de Blanchot (dans un texte sur Kafka il me semble) :
« - De toute manière tu es perdu.
- Je dois donc cesser ?
- Non. Si tu cesses, tu es perdu. »
Hommage à toutes les résistances de l’esprit.
Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.