Cela fait quelques semaines que je me collète à cette biographie d'Aristide Briand par Gérard Unger. Dieu sait que les biographies Fayard peuvent être inégales, mais celle-ci fait plutôt honneur à la collection. Elle est bien documentée, s'efforce de rester à bonne distance du personnage, cela dit elle ne cache pas qu'elle se veut une réhabilitation de Briand.

Aristide Briand est en effet surtout connu pour avoir été, avec Gustav Stresemann, son homologue allemand aux affaires étrangères, une des chevilles ouvrières de la Société des Nations, et aussi un des auteurs du pacte Briand-Kellogg, qui en 1928 prétendait mettre la guerre hors-la-loi. Il est donc facile de suivre les critiques que faisaient déjà l'Action Française à l'époque et de traiter Briand de doux rêveur.

Or ce qu'il ressort de cette biographie, c'est que Briand fut non seulement un grand homme, mais un des piliers de la IIIe République, dans le premier tiers du XXe siècle. Peut-être plus que Poincaré, qui était moins populaire, et plus que Clémenceau, qui l'était davantage mais n'avait pas le sens de la mesure du bel Aristide.

Cette biographie est une bonne manière de réviser l'histoire des années 1880-1929. Le texte de Unger est précis, pédagogique, bien qu'il y ait parfois quelques redites - sur 600 pages, il est difficile qu'il en soit autrement. Toutes les citations font l'objet de références consultables en fin d'ouvrage, et il y a également quelques notes de bas de page, souvent savoureuses. Le travail de Unger a été facilité par la collecte d'un journaliste, Suarez, qui a réuni pendant vingt ans dans plusieurs volumes un grand nombre de documents liés à Briand (bien qu'une partie des archives personnelles de ce dernier aient mystérieusement disparu). On trouve également au milieu de l'ouvrage un cahier d'illustrations de 8 planches, ce qui est un peu maigre et ne complète qu'imparfaitement le texte si riche de la biographie de Unger.

La première partie, sur la jeunesse de Briand, est intéressante. Enfance à Saint-Nazaire, où il côtoie Jules Verne (qui a peut-être appelé un des jeunes enfants de "Deux ans de vacances" Briant en pensant à ce jeune garçon). Amourettes mystérieuses avec une jeune femme de la bonne bourgeoisie nantaise (dans certains de ses meetings des années 1920, la droite faisait mettre au premier rang un comédien avec une tête de brave père de famille qui hurlait : "Salopard ! Qu'est-ce que vous avez fait à ma fille ?)". Et puis Unger développe en détail le parcours de Briand de l'anarchisme (il est l'un des accoucheurs de l'idée de "grève générale") jusqu'à la république modérée. Il développe ses talents de conciliateur en devenant rapporteur de la loi de séparation de l'Eglise et de l'Etat. Puis viennent les brouilles avec Jaurès, quand Briand, à l'intérieur, doit réprimer des manifestations ouvrières (même parcours que Clémenceau).

Mais une des qualités majeures de cette biographie est de rappeler un pan méconnu de l'oeuvre de Briand : son rôle de président du conseil pendant les trois premières années de la Grande Guerre. La manière dont, sentant les imperfections de la démocratie, il demande de pouvoir gouverner par décrets, sans pouvoir l'obtenir. Les mesquineries de Clemenceau, qui étaient étrangement absentes de la biographie récente de M. Winock. Mais aussi le grande dessein de Briand : l'envoi d'un corps expéditionnaire à Thessalonique, qui permit de maintenir 500 000 troupes allemandes en Bulgarie et dont le succès fut délibérément saboté par Clemenceau ; le retrait pudique au moment des négociations du traité de Versailles, par solidarité - bien forcée - avec le "Père la Victoire".

La suite du livre est plus attendue : les onze fois où Briand se trouve président du conseil ; sa chute regrettable peu avant le Cartel des gauches, qui avec Herriot va lâcher imprudemment ce que Briand avait réussi à conserver dans l'application du traité de Versailles, son rôle dans Locarno, son amitié avec Stresemann. A noter que lors du pacte Briand-Kellogg, Briand voulait une définition plus précise de "la guerre", et voulait permettre la riposte dans le cas de l'auto-défense : c'est plutôt Kellogg que Briand qui était dans l'affaire une figure du "pacifisme bêlant". Briand voyait surtout dans ce pacte un moyen de faire revenir sur la scène internationale des Etats-Unis qui, isolationnisme oblige, avaient refusé d'adhérer à la SDN et par là-même l'avait condamnée dès sa naissance.

La fin est moins glorieuse, on le sait. Briand perd ses capacités et commence, sur la fin, à se payer de mot. Reste l'image si sympathique de cet homme du peuple (son père était cabaretier, ce que l'Action Française ne manquait jamais de rappeler) parvenu à de hautes fonctions. Un personnage nonchalant, de sang froid, capable d'une riposte immédiate, cinglante mais pas offensante, toujours soucieux de comprendre la personne en face pour savoir sur quoi lâcher afin d'obtenir ce qu'il désirait. Un rêveur, qui improvisait parfois ses discours, qui lisait et écrivait peu, mais savait écouter. Unger a beau critiquer le mot de Clemenceau ("Poincaré sait tout et ne comprend rien, alors que Briand ne sait rien mais comprend tout"), ce dernier reste en mémoire, et fait finalement plutôt justice au personnage.

Ce livre est une bonne biographie d'Aristide Briand ; il se lit bien, explique bien, et les redites dont j'ai parlé sont mineures. Il mérite d'être lu, pour rendre justice à cet homme atypique, à la fois mystérieux, attachant et rassurant, qui fut un des plus grands hommes de la IIIe République.
zardoz6704
8
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le 29 oct. 2012

Modifiée

le 29 oct. 2012

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