Adam passe une année en Espagne en résidence d’écriture. En choisissant un personnage balloté entre son dilettantisme amoureux et créatif et ses difficultés psychologiques, Ben Lerner dresse un portrait intéressant de la jeunesse et de l’art.


Dès le début du roman, le personnage principal est dépersonnalisé, toujours à côté de lui-même, de ses sensations, se voit faire les choses de la vie plus que ne les fait vraiment. Au fil des pages, Adam s'invente une identité, tandis que la vraie reste instable et volatile. On voit que l’invention passe par la parole (comme cela arrive à l’étranger, le fait de ne pas parler dans sa langue maternelle, le rapport avec le voyage où l'on se réinvente tous un peu). D'ailleurs, le livre contient beaucoup de remarques intéressantes sur le langage, sur son impact à la fois dans les relations, mais aussi en tant que poète.

Le livre met donc en scène, une sorte de syndrome de Stendhal, pas vraiment un mal du pays, mais un décalage dans une vie qui ne semble pas la sienne, à contretemps. Les personnages autour de lui sont un peu interchangeables, c'était important pour traduire ce sentiment d'irréalité, de rêve : cette vie à l'étranger est comme remplie de PNJ qui lui donnent la réplique mais qui n'arrivent jamais à dissoudre son sentiment de solitude et de dépersonnalisation. Ainsi Teresa et Isabel, ou Arturo et Rafa n'existent pas en tant que tels, mais reprennent presque des archétypes de personnalités, la petite amie fuyante, la traductrice mystérieuse, qui se dérobent à lui comme un cruel rappel : celui qu'il fuit, au fond, c'est lui-même.


Ce qui est intéressant aussi, c’est que vers le milieu du roman, on assiste à un attentat (celui de Madrid), et que le parti pris de Ben Lerner, plutôt que d’en faire un ressort scénaristique, est de le placer en arrière-plan, voire même en arrière arrière-plan. On n’a pas le roman traditionnel qui parle de la légèreté de la jeunesse, puis pouf, ils sont fauchés en pleine vie. Ce n’est pas le roman de la fin des illusions, puisque tout semble être illusion. L’amour, illusion, l’art, illusion, même l’identité est une illusion.

Pas de duende, me disais-je, sondant mon corps à l’affût de sensations : aucun chant profondément enfoui. Mes recherches m’avaient appris que ce tissu de contradictions – ma personnalité – était, au mieux, un poème en lui-même, si l’on entend par « poésie » l’échec du langage à rendre les possibilités qu’il contient.

Le duende, c’est un terme intraduisible, qui renvoie à l’art, « le duende sert à désigner ces moments de grâce où l'artiste de flamenco, ou bien le torero, prennent tous les risques pour transcender les limites de leur art, surmultiplier leur créativité, entrer dans un état second à la rencontre d'une dimension supérieure mystérieuse, et atteindre ainsi un niveau d'expression proprement inouï, lequel procède d'une sorte de transe d'envoûtement et provoque le même enchantement chez le spectateur. » (Wikipédia). Ici, pas de grâce, pas de salut. Déceptivité qu’éprouve le poète face au vide, à l’absence d’âme — et ce vide et cette absence d’âme est peut-être l’art lui-même.


Son prénom, qui est en général le symbole de notre identité, est écorché tout au long du livre à cause de l’accent espagnol. J’ai remarqué ça parce que je voulais faire la même chose dans un de mes romans, justement pour mettre en relief la fragilité identitaire du personnage. (quand on se croit original). C’est qu’à la fin que son patronyme lui est restitué, mais ça ne signifie pas qu’il en va de même de lui, de son essence. Ce serait presque un pied-de-nez au lecteur, comme si le fait de lui donner un nom (Adam), le resituait dans un roman, dans quelque chose de fictionnel, là où le début du roman jouait déjà avec la perméabilité entre la première et la troisième personne.

La fiction, le personnage en fait une règle de vie, car pour provoquer les effets qu’il se refuse dans son art, il s’invente un destin dans lequel sa mère est morte, son père fasciste, s’approprie une histoire qu’un de ses amis de jeunesse lui raconte au téléphone, et ce toujours dans le but d’apitoyer la personne en face de lui. Ce qu’en tant que poète, il n’admet pas. Nous sommes toujours plus faillibles que nos œuvres.

Nous ne sommes pas vraiment dans le Bildungsroman, car d’apprentissage il n’y en a pas. Adam ne tire aucune grande leçon sur la vie. Le questionnement existentiel se résume seulement à cette question : finalement est-ce tes actes ou l'intention de tes actes qui compte ? En effet, il se demande à un moment s'il est réellement devenu mythomane ou s'il fait seulement semblant de l'être, puis la même chose avec sa fragilité psychologique, ou avec ses abus médicamenteux. On pourrait transférer la question sur le domaine artistique : est-ce qu'il peut être considéré comme poète en ne prenant pas son art, voire même l'art plus généralement au sérieux ?

Car Adam, on ne sait jamais vraiment ce qu’il écrit. On sait ce que cela provoque sur ses lecteurs, on sait l’aura dont il jouit dans le petit champ culturel universitaire madrilène, mais on voit qu’il bricole sans prendre au sérieux ce qu’il fait (et la question que cela provoque immanquablement : n’est-ce pas la seule manière possible de faire de l’art ?)

Il y a peut-être ce petit côté anti-intellectuel avec la méfiance envers ces artistes bohèmes qui theorisent et performent semble-t-il en vain leur poésie, mais je crois que Ben Lerner est plus intelligent que ça : la méfiance ou plutôt la perplexité, il l'éprouve envers l'art dans son essence-même. D'ailleurs à la fin du livre, quasi la conclusion, quand un des participants lui demandent à quoi ça sert d'écrire, de faire de l'art dans un monde qui va mal, il répond tout simplement : je ne sais pas. Il a honte de cette réponse, et pourtant c'est la seule possible.

Je ne savais pas qu’il s’agissait du premier roman de Ben Lerner, et je suis assez émerveillée par tant de maturité pour une première fois. Il fait peut-être parti des meilleurs auteurs américains (et je viens de voir d’ailleurs sur le jaquette qu’il était salué par Franzen).


YasminaBehagle
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