Deux grandes parties dans Autour du Chat Noir : une soixantaine de pages de « Souvenirs » mêlant souvenirs proprement dits et poèmes, et le texte de deux pièces de théâtre d’ombres, mêlant parfois vers et prose, représentées en 1891 (Phryné et Ailleurs, respectivement vingt-cinq et cinquante pages). Entre mon peu de prédilection pour le genre des souvenirs littéraires et mon goût pour la littérature de la Belle Époque, dont le Chat noir fut à sa manière un pilier, j’ai fait mon choix ; je me suis laissé séduire. J’ai écrit laissé séduire plutôt que fait avoir, mais certaines des pages de ce volume ne m’ont pas convaincu.
Les « Souvenirs », comme prévu, valent ce qu’ils valent. En substance, une variation de plus sur le thème Nous étions miséreux mais nous avons bien ri. Prenez une phrase comme : « Nous ne pensions pas à la guerre, ni au bolchevisme ; nous ne pensions qu’à l’amour. Environ 1890, il y avait dans les idées, dans les mœurs, une aisance que l’on trouvait fort nouvelle » (p. 30 de la réédition « Cahiers rouges » chez Grasset). Vous pouvez y remplacer 1890, par 1960 ou 1980, le bolchevisme par la bombe H ou le sida, et vous aurez une idée du caractère inédit de ces pages…
Pour ce qui est des poèmes, ils m’ont confirmé ce que les pièces publiées dans l’anthologie des Poètes du Chat Noir laissaient entrevoir : l’ensemble est assez plat, avec çà et là tantôt quelques beaux vers, tantôt quelques trouvailles d’un humour embarrassant – d’un côté « Bercée à ce rythme berceur, / Vous passez, ni lentes ni brèves, / Des heures pleines de douceur / À rêver des rêves de rêves » (dans « Demi-teintes », p. 54), de l’autre « Les palmiers aux feuilles en lattes, / Avaient, dans les campagnes plates, / Perdu la mémoire des dattes » (p. 72), ou encore des considérations sur la platitude mammaire des Anglaises… Il manque les blagues sur la belle-mère et Maurice Donnay inventait les Grosses têtes.


Paradoxalement, les pièces de théâtre qui constituent la deuxième moitié du volume ont sans doute une valeur documentaire plus importante que les « Souvenirs ». (Même les historiens de l’antisémitisme y trouveront quelque grain à moudre à la fin de la deuxième…)
Non qu’elles soient sans valeur littéraire, mais s’agissant de théâtre, et en particulier de théâtre d’ombres, il est difficile de se faire une idée du spectacle avec le seul texte sous les yeux, comme il est difficile d’être ému par une partition – la parole y est, du reste, monopolisée par un « récitant ». Non, leur intérêt est de présenter deux exemples de spectacles comme il s’en donnait dans les années 1890 – mais ces pièces là sont tombées dans les oubliettes de l’histoire littéraire – : elles permettent de cerner, par contraste, ce que des œuvres comme les Trois petits drames pour marionnettes de Maeterlinck, pour ne rien dire d’Ubu roi, ont de particulier.
Celle intitulée Phryné, qui se déroule dans une Grèce de pacotille – on y trouve un « un cabaret fameux nommé le μαύρη γάτα le Chat Noir », dont « le patron, un nommé Lissas » (p. 85), est une allusion transparente à Rodolphe Salis –, illustre une forme d’hellénisme fin-de-siècle, certes très éloignée de celui d’un Pierre Louÿs, par exemple, mais qui a le mérite de montrer à quel point ces auteurs étaient imbibés de culture classique. Quant à la seconde pièce, Ailleurs, racontant le voyage merveilleux / modern style d’un étudiant nommé Terminus guidé par Voltaire (!), elle se rattache à cette grande catégorie des histoires de célibataires désabusés qui fleurit à la Belle Époque – voir Huysmans, Tinan, etc. –, tout en proposant des rapprochements avec le Faustroll de Jarry.
Les deux textes montrent, du reste, à quel point la littérature (fin-de-siècle en particulier) se nourrit de littérature.

Alcofribas
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le 29 déc. 2017

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