Une devinette assez drôle courrait, au temps de mon adolescence, les cours de récré : « Quel âge avait Rimbaud ? » J'ai mis longtemps à me convaincre que la question était absurde ! Pour moi, Rimbaud avait 16 ans, bien sûr, ou 17 tout au plus...
Rimbaud, c'est autant une photo ou un portait peint du poète à ses 17 ans, celle d'Etienne Carjat ou celui d'Henri Fantin-Latour, qu'une œuvre. Y a-t-il un autre artiste dont les rares portraits ou clichés photographiques soulèvent à ce point la polémique ? Les rimbaldiens, espèce curieuse, sont de véritables gardiens du temple des quelques représentations iconiques du poète : celles de ses 16 ou 17 ans, précisément. Ne leur parlez pas d'Harar, en Ethiopie, où Rimbaud, adulte, s'est reconverti en négociant, d'armes si ce n'est d'esclaves : c'est « l'outre-saison, l'outre-vie de l'oeuvre, l'outre-monde Rimbaldien » écrit joliment Alain Blottière.
Dans un Paris contemporain en proie à une canicule de fin du monde, Léo, dix-sept ans, affligé d'un mystérieux problème de vue diagnostiqué « cécité hystérique », s'installe avec sa mère au 41 rue Nicolet sur la butte Montmartre, où 150 ans plus tôt Verlaine avait accueilli sous le toit conjugal Rimbaud, tout juste débarqué de la gare de l'Est, sans autre viatique que les quelques poèmes qu'il avait adressés à Verlaine en le suppliant de l'héberger pour lui faire une place parmi les poètes.
Nous sommes en septembre 1871. Verlaine a 27 ans, Rimbaud 17, Léo aussi.
Cet « Azur noir» est le récit de la quête qu'entreprend le jeune Léo sur ce surgissement de Rimbaud dans sa propre existence : « les êtres demeurent dans les choses » ; « Rimbaud sera son chien d'aveugle ».
L'appartement de Verlaine où on loge Rimbaud dans une buanderie mansardée ? « Un intérieur bourgeois, à l'odeur nauséeuse d'encaustique et de ragoût froid ».
Verlaine ? « Sa magnifique laideur plut immédiatement à Rimbaud, un air de serpent ou d'assassin cruel façon tatare ou mongole ». Verlaine qui présente Rimbaud au cerce de poètes qu'il fréquente « comme un trophée magnifique », où le jeunot, « pour leur faire honte, récite ses propres vers comme on jette une poignée de soufre dans un feu qui s'éteint ».
Verlaine aimait Rimbaud « sans mesure » tandis qu'Arthur qui le considérait comme « le plus grand poète de l'univers », le traitait aimablement de « vieille grenouille ou de hideux mongol ». Au lit, cependant, il lui souriait « comme un diable qui aurait capturé une proie dans son feu ».
Rimbaud est, comme on le sait, insupportable. L'épouse de Verlaine exige, non sans quelques solides motifs, qu'il quitte le domicile familial et Verlaine parvient à le faire héberger, entre nuits de refuge dans des caves ou sous les ponts, par quelques amis artistes tels Théodore de Banville, Charles Cros, Jean-Louis Lorain « qui vivait alors de misère à Paris, et peut-être un peu de sa grande beauté » mais qui, devenu un « vieux peintre célèbre, riche et catholique, enflé de sa Légion d'honneur » ne voudra rien dire de ses années de bohème – on lui doit cependant le plus beau dessin au lavis du jeune poète.
Cela se termine toujours mal : Arthur se torche avec les poèmes des autres, éjacule en douce dans le verre de lait d'un compagnon, s'exhibe nu sur le rebord d'une fenêtre, s'installe à une terrasse de café pour « crier à la cantonade qu'on l'avait enculé toute la nuit et qu'il ne pouvait retenir les matières fécales ».
Léo, dépucellé par une femme malheureuse de l'âge de sa mère, et qui n'a pour proches qu'un vieil agonisant rescapé de l'Holocauste et un prof de français homosexuel auquel il envoie ses propres poèmes, s'identifie jusqu'à l'obsession au jeune poète, se laisse infuser par tout ce qu'il apprend de lui, par ce qu'il en devine.
Cette vue qui se floute, ces opacités soudaines, ces visions intermittentes, c'est le Rimbaud des « Illuminations » qui s'échappe, qu'il est impossible de fixer, d'épingler, de capturer, telle une eau cristalline qui file entre les doigts. Ou un visage qui ne peut avoir que dix-sept ans.
Alain Blottière, écrivain rare et précieux, qui nous a donné il y a quelques années un superbe « Comment Baptiste est mort » – l'histoire d'un enfant retenu en otage par un groupe terroriste dans le désert- nous raconte cette identification d'un adolescent pour un autre, cet éblouissement ou cet aveuglement d'un jeune poète pour un astre noir de la poésie, cette obsession qu'on chérit et qui ronge comme un cancer.
Ce rongement de l'intérieur est sans doute aussi celui de l'auteur qui, dans une très belle langue et avec une tranquille audace, paraît vouloir accrocher au temps suspendu de l'adolescence, les « azurs noirs » d'une trouble et émerveillée dévotion....