Dans tous les sens
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L’ouvrage commence par traiter la religion à la Préhistoire ; or, tout ce qu’on sait d’elle, grâce aux œuvres qui la concrétisent, c’est qu’on ne sait pas grand-chose. Plus exactement, on n’est pas sûr de grand-chose. On en est réduits aux hypothèses. Dans ce domaine, aux irrémédiables destructions des « documents », qui n’étaient pas voués à être durables, s’ajoute l’impossibilité de vérifier quoi que ce soit. La comparaison avec les pratiques des peuples primitifs / archaïques / premiers (le nom que l’époque leur donne dépendrait du regard qu’elle porte sur eux) ne vaut pas nécessairement vérification ni preuve. C’est ce que je savais avant d’ouvrir ce volume, c’est ce que son début rappelle au lecteur. Par ailleurs, si Pierre Lévêque sait que « le raisonnement par récurrence apporte quelque secours » (p. 30 de l’édition de poche), il n’en fait pas un usage immodéré.
L’ambition de Bêtes, Dieux et Hommes, réédité sous le titre a priori moins rébarbatif (?) et plus explicite d’Introduction aux premières religions, est d’« étudier l’évolution qui a abouti à la genèse de la religion grecque sur une très longue durée : depuis les premières sociétés de la Préhistoire […] jusqu’aux premiers siècles de la cité grecque où la pensée humaine fait un pas décisif vers la rationalité nouvelle de la philosophie, de la mathématique et de l’histoire » (p. 8). Autant dire qu’on brasse une quantité impressionnante de données et de concepts. De là, la belle densité de ces trois cent et quelque pages : chacune peut être relue avec profit, certaines le doivent, d’autant que la fluidité de l’écriture ne semble pas la priorité de l’historien qu’était Pierre Lévêque. (Oui, il existe de tels livres… et le pire, c’est que ça n’empêche pas les meilleurs – dont celui-ci – d’être intéressants.)
Je ne reviendrai pas sur toutes les hypothèses reprises, débattues, formulées, nuancées ou étayées dans l’ouvrage. Gardons cette idée-clé, déclinée sur différents modes tout au long du texte, posant que « les nouvelles conditions de l’existence ne sont pas sans exercer une influence profonde sur l’imaginaire » (p. 60). On dira que c’est évident, et l’auteur la présente même comme « un truisme » (p. 149), mais il est bon, pour construire des édifices intellectuels imposants, de pouvoir compter sur des fondations solides, fussent-elles des évidences.
Bref, l’un des fils rouges de Bêtes, Dieux et Hommes, loin de dresser une liste chronologique des systèmes de pensée et de représentation, est une mise en relation de la pensée avec les conditions concrètes d’existence dans lesquelles elle prend place. Ainsi, « les dieux du panthéon polythéiste s’anthropomorphisent encore, ce qui peut sans doute être mis en relation avec la prise plus forte que l’homme a sur le milieu naturel, avec le développement de l’irrigation et l’accroissement du potentiel de défense du groupe. Le cas est particulièrement net en Mésopotamie, où seuls les démons – qui représentent une sorte de prolétariat du surnaturel – gardent un caractère thériomorphe » (p. 105).
Le lecteur sagace de la citation ci-dessus aura du reste remarqué quelque anachronisme revendiqué. C’est bien qu’une fois passée l’étude du Néolithique, l’analyse est parfois posée en termes de rapports de pouvoir et de production, comme lorsqu’il est ailleurs question de « travailleurs, assurant leur consentement volontaire à l’exploitation dont ils sont victimes » (p. 141), mais les éléments marxistes n’éclipsent pas la complexité ni la richesse du propos.
Pierre Lévêque étant avant tout spécialiste de la Grèce antique, c’est dans la seconde moitié de l’ouvrage (« À l’aube de la religion grecque ») que le propos se développe, en même temps qu’il se resserre autour du Péloponnèse, de la Crète et de la façade méditerranéenne de l’Asie Mineure. L’auteur y présente la religion grecque balbutiante comme un syncrétisme d’apports proprement mycéniens d’une part, d’autre part indo-européens. (Précisons que la notion de peuple indo-européen, si elle est quelquefois manipulée sans les pincettes que l’historiographie actuelle tend à utiliser, n’est pas ici prétexte à une récupération idéologique. De même, le trifonctionnalisme qui lui est associé depuis les travaux de Dumézil n’a rien à voir avec une structure que l’auteur plaquerait sur les faits à la moindre occasion.)
Et au bout du compte, « fortement arrimé au cœur de l’imaginaire des Grecs, le passé religieux le plus lointain continue à organiser leur vécu mental autour d’une théologie des forces immanentes de l’univers incarnées dans des figures divines totalement anthropomorphisées et fortement individualisées par un réseau de mythes » (p. 255-256) ; chaque mot de cette phrase est préparé par les analyses des trois cents pages qui la précèdent. Ce qui serait le début d’un ouvrage sur la Grèce archaïque figure logiquement dans les dernières pages de Bêtes, Dieux et Hommes.
Créée
le 9 janv. 2018
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