[Disclaimer : Ma critique n’a pas pour vocation d’analyser point par point les différents arguments d’Anselm Jappe et je respecte tout à fait son point de vue que je rejoins parfois. Néanmoins, il m’est nécessaire de clarifier certains éléments que Jappe ne voit pas et ne veut (peut-être) pas comprendre].


Je connais Anselm Jappe uniquement de nom par son essai La société autophage. Je ne connaissais pas son parcours philosophique, ni ses influences très prononcées. Lorsque j’ai vu pour la première fois cet essai dans une petite librairie pas loin de chez moi, j’ai tout de suite rigolé en me disant que Jappe réécrit sûrement une critique de l’architecture et de l’urbanisme typiquement de gauche influencée par les situationnistes. Bingo ! Même si honnêtement, j’attendais aussi des références à la société de contrôle ou autres notions post-modernes.


Traitant du sujet du béton, un sujet que je connais un peu, car je suis assez admiratif de l’architecture brutaliste et de tout ce qui peut s’apparenter à ce style, je me suis empressé d’acheter cet essai au nom provocateur. Pourquoi le béton (armé) est-il une arme de destruction massive du capitalisme ? Ne serait-ce pas là un titre exagéré de la part de l’éditeur pour vendre des livres ? Jappe deviendrait-il un polémiste sur un sujet dont il a l’honnêteté de dire qu’il ne connaît rien de technique dès l’introduction ?


La réflexion de Jappe provient du drame du pont Morandi à Gênes, un pont à haubans construit en béton armé dont une partie s’est écroulée en 2008 suite à diverses possibilités, dont un manque d’entretien, un trafic routier intense et un climat peu propice au béton armé. Selon Jappe, le béton armé est fait, voire programmer pour casser, s’effriter au bout de 60-70 ans. L’écroulement d’une partie du pont Morandi était donc normal après 51 ans de mise en service. En fait, la durée de vie du béton armé dépend d’énormément de choses telles que l’infiltration d’eau, l’humidité, la déformation de la structure en acier, etc. Loin de moi l’idée que le béton armé est fait pour durer contrairement au béton classique, mais la thèse de Jappe paraît très alarmiste (même si aujourd’hui les architectes estiment à 50 ans la durée du béton armé – Jappe a donc raison sur ce point). J’imagine déjà des immeubles en béton armé s’écrouler tel qu’au Barbican Center, et j’ai dû mal à croire que ceci arrivera durant ma vie tant les différents bijoux de ce centre sont chouchoutés. Bref, le pont Morandi n’était qu’« un cas d’école de l’hybris qui caractérise au plus haut point et à tous les niveaux l’anticivilisation capitaliste », l’hybris qui devait nécessairement retomber à la figure de l’humanité comme de nombreuses autres structures le feront. Jappe part alors en croisade contre le béton armé arme de destruction massive du capitalisme. Nous comprenons que le capitalisme a intérêt à tuer des individus et à détruire des bâtiments dans le but de gagner de l’argent.


Afin de mettre choses à plat, Jappe s’engage tout d’abord dans une explication de la différence entre le béton et le béton armé. C’est intelligent de sa part, peu de gens connaissent la différence entre ces deux matériaux et techniques. Ce chapitre un peu rébarbatif est riche sans trop être technique. Il continue sa présentation sur une courte histoire de l’intégration du béton et du béton armé dans notre société.


Après la partie historique place à la partie que Jappe a nommée « Les adeptes et les (rares) adversaires du béton ». Jappe est un peu énervé et commence à s’en prendre aux « pro-bétons ». Les avant-gardes artistiques seront ses adversaires principaux à commencer par la première avant-garde européenne : les futuristes. Jappe vise particulièrement Antonio San’Ellia dont les croquis sont assez connus, puis d’un autre futuriste moins connu Fedele Azari. Même si la critique est assez légère, Jappe passe totalement à côté de l’esthétique futuriste et de leur volonté de choquer la société italienne de l’époque. Il rate totalement l’esthétique de la vitesse, ne se projette pas dans cette époque en Italie ; une époque propice aux idées partout en Europe (Allemagne, Russie, France). Vient au tour des suprématismes et constructivistes russes dont Jappe ne dit rien de plus que ce que nous pouvons lire sur Wikipédia. Les critiques sont légères on dirait même des sympathiques présentations, puis vient le tour de celui que tout le monde déteste : le bien nommé Charles-Édouard Jeanneret-Gris ou Le Corbusier pour les intimes. Et c’est là que commence à éclater la rage de Jappe. Effectivement, Le Corbusier fréquentait des partis (proto)fascistes entre les deux guerres mondiales comme beaucoup d’intellectuels. Oui, Le Corbusier a une vision très froide de la société, de l’urbanisme et de l’architecture aussi. La critique de Jappe sur le modulor prônant un certain taylorisme est juste. Mais je ne vois pas en quoi le béton armé serait fasciste. En fait, Jappe aurait pu s’arrêter là, mais comme je l’ai appris plus tard durant ma lecture, Jappe influencé par les situationnistes se doit de critiquer Le Corbusier. Du coup, nous apprenons avec stupéfaction que Les Cités radieuses sont devenues « lieux d’abandon et de misère » - effectivement, il suffit de voir combien coûte un appartement dans ces bâtiments pour comprendre le peu de demande actuelle. De même, Jappe se permet un jugement subjectif (il en fait beaucoup durant son essai) « la ville administrative de Chandigarh, en Inde, aujourd’hui d’une hideur invraisemblable » - j’aurais tendance à dire l’inverse, mais bon. Néanmoins, le summum est atteint quand Jappe en bon philosophe allemand déclare (en citant Emmanuel Faye, grand philosophe comme nous le savons tous) que Le Corbusier admirait Heidegger (!!!) dont « sa philosophie était essentiellement du bluff et ne mériterait pas un tel intérêt, quand bien même il n’aurait jamais été nazi. ». À ce stade-là, j’étais assez choqué par les propos d’un philosophe, il y a une différence entre un simple polémiste de type Faye ou Mandosio (que Jappe cite plus loin dans son essai) et la personne de Jappe. Comment prendre au sérieux Jappe après une telle déclaration ? Bon ce n’est pas la première fois que j’entends cette idée, la théorie de la focalisation sur l’être d’Heidegger serait exagérée, etc. Néanmoins, j’aurais aimé que Jappe soit honnête et qu’il déclare simplement ne pas porter dans son cœur Heidegger tout en sachant que plus tard dans son raisonnement Anselm se rapproche de Martin sans le vouloir. Que dire de pire après ça ? Eh bien tout simplement que « la plus monstrueuse tour brutaliste en banlieue ne se distingue pas vraiment de la ville radieuse ». Jappe déforme le nom de Cité radieuse pour ville radieuse, je ne sais pas si c’est fait exprès puis indique par là un profond manque de connaissance en architecture. La Cité Radieuse de Marseille est distinguable de la Trellick Tower (les plans, les couleurs, la volonté de l’architecte et bien d’autres choses). Jappe laisse en suspend sa question du béton et du fascisme, je ne sais toujours pas si le béton est fasciste et j’en suis assez déçu. Après cette question, il se demande si le béton est stalinien, il n’y répond pas non plus, mais bon Jappe fait en sorte qu’on devine son point de vue. En fait, les sous-titres sont purement stylistiques. Ensuite, Jappe considère que le béton armé aurait permis la création de taudis amélioré. Effectivement, c’est une idée, mais j’aurais aimé plus de précision entre les différents bâtiments qu’il vise. Parle-t-il des « cages à lapins », d’œuvre brutaliste ou de je ne sais quoi d’autre ? Plus nous avançons dans le texte et plus Jappe semble être un « réac », un romantique du bon vieux temps où les familles italiennes (il prend l’exemple dans ce chapitre deux) vivaient dans des taudis prêts à s’écrouler tout en ayant une vie sociale très importante. Sa vision très romantique de cette époque avant l’arrivée du capitalisme destructeur (Fiat et Coca-Cola) semble être biaisée, un fantasme très répandu au sein de la gauche, où une vie communale riche existait, etc. Le problème que Jappe ne remarque volontairement pas est que certains bâtiments brutalistes sont expressément faits pour créer/recréer une vie communale. Prenons le cas de Lina Bo Bardi et du SESC Pompéia, même si Jappe considérerait ce bâtiment comme « moche, laid » il est fait pour être un lieu de vie et je renvoie mes lecteurs à voir la vidéo de la série « Architecture » sur ce magnifique ouvrage de Bo Bardi. C’est assez simple pour Jappe de critiquer les pires bâtiments, mais quand il s’agit de bâtiment qui se rapproche plus de ses idées bizarrement la stratégie de l’autruche est adoptée. Après être à court d’idées, Jappe ne critique plus le béton, mais préfère revenir sur la vision de l’urbanisme par Le Corbusier. Jappe déborde de son sujet pour remettre en avant ses influences situationnistes. Ce chapitre deux est finalement assez médiocre.


La troisième partie sur les ravages du béton armé est documentée, il est difficile de ne pas partager le point de vue de Jappe. Jappe n’ayant pas voulu analyser les causes de l’usage de ce matériau, mais le matériau en lui-même passe à côté de nombreuses critiques. Par contre, citer Mr Mondialisation en source dans son essai ça ne fait pas très sérieux. Ni le fait de revenir à une vision apocalyptique d’un monde où des débris de béton joncheraient le sol et dont seuls ceux qui s’en extasieraient seraient jugés comme bizarres, mais bon Jappe est catégorique, il refuse l’architecture moderne et contemporaine en citant à nouveau Le Corbusier, mais aussi Renzo Piano ou encore Frank Ghery. Mais qu’est-ce que le musée de Guggenheim de Bilbao nous réservera quand il tombera en ruine ? Pour Jappe quelque chose de laid, pour moi quelque chose de beau. Jappe fait aussi une erreur lorsqu’il parle de dissocier le béton armé du brutalisme quand quasiment lui seul fait cette association (il mélange aussi l’architecture brutaliste avec l’architecture moderne socialiste en parlant du cas russe. Tous les bâtiments créés durant la période de l’URSS ne sont pas brutalistes). Le commun des mortels ne connaît pas le brutalisme.


Le quatrième chapitre propose une réflexion intitulée « Bâtir sans béton et sans architectes ». C’est sûrement le chapitre le plus intéressant. Le béton aurait pris le monopole de tous les autres matériaux et créant des bâtiments déracinés du local (par là j’entends des bâtiments n’utilisant pas les matériaux locaux comme la pierre présente dans un certain espace géographique) et c’est là que Jappe rejoint Heidegger ! Heidegger dans « Le Chemin de campagne » (dans Questions III et IV, Tel Gallimard) fait part de son attachement au local, à un matériau (le bois) et surtout met en avant l’hybris possible de l’homme - « C’est en vain que l’homme par ses plans s’efforce d’imposer un ordre à la terre, s’il n’est pas ordonné lui-même à l’appel du chemin. Le danger menace, que les hommes d’aujourd’hui n’aient plus d’oreille pour lui. Seul leur parvient encore le vacarme des machines, qu’ils ne sont pas loin de prendre pour la voix même de Dieu. ». La comparaison avec le béton armé et son architecture déracinée du local est stupéfiante (je passe évidemment l’analyse philosophique de cet extrait, il servait d’illustration, Heidegger me pardonne sûrement). Le béton plus qu’une arme du capitalisme serait un véritable danger technique, l’humain perdrait ses tekné pour seulement l’art de faire du béton armé et sur ce point-là nous ne pouvons que je rejoindre Jappe, même si celui-ci semble être frappé d’un certain mysticisme quand il parle de vieilles pierres « Si nous collons nos oreilles contre les pierres d’un bâtiment ancien, nous pouvons encore entendre – si seulement nous le voulons bien – les murmures des générations qui y ont habité ». Puis nous retombons à nouveau dans une vision romantique cette fois-ci de la maison de campagne, enracinée dans le local par ses matériaux, permettant une vie sociale épanouie, etc. Je vais m’arrêter là pour ce quatrième chapitre, mais c’est selon moi le plus intéressant que Jappe ait écrit dans cet essai.


Le court chapitre cinq « Histoire de la ligne droite » est sympathique même si Jappe dérape à nouveau en prenant pour cible Le Corbusier qualifiant sont obsession pour les angles droits et de l’ordre comme ce que la psychanalyse appelle le « caractère anal ». Une attaque gratuite, mais nous avons compris que Jappe se doit de critiquer Le Corbusier.


Le chapitre six s’intitule « Éloge de William Morris ». Jappe rejoint Morris dans une vision ultra romantique de l’architecture, de la vie, de l’urbanisme. Ce n’est pas très intéressant, Jappe donne l’impression qu’il ne sait plus quoi dire et préfère un enchaînement de citations de William Morris.


Le chapitre sept quant à lui repose sur un jeu de mots scabreux « Le concret de l’abstrait ». Jappe propose une réflexion avec le mot anglais béton « concrete » et l’abstrait. Dans les faits, Jappe n’est pas précis, car en anglais le béton armé est traduit par « reinforced concrete », mais ça aurait été gênant pour son élucubration liant Marx. Il faut juste retenir ici que le béton « constitue l’un des côtés concrets de l’abstraction marchande produite par la valeur qui est créée elle-même par le travail abstrait ». Jappe est beaucoup plus à son aise dans cette partie, mais nous ne retenons pas grand-chose.


Pour finir, je pense qu’en voulant trop se focaliser sur le matériau qu’est le béton armé Jappe a raté de nombreuses critiques et explications. Je ne suis pas certain que le béton armé fût inscrit dans une volonté purement capitaliste, mais plutôt que les architectes de l’époque ont suivi un mouvement en étant certain de la capacité du béton à tenir dans le temps, sa capacité à subir une force de compression énorme devait déjà faire fantasmer plus d’un et nous savons que les grands architectes ne sont pas en reste vis-à-vis de leur égo. La vision très pessimiste de Jappe ainsi que le fait qu’il déteste particulièrement le béton et certains de ses représentants majeurs comme Le Corbusier rend finalement cet essai très pauvre. Je ne suis pas certain de pouvoir écrire mieux, ni de vouloir défendre le béton à tout prix, mais j’aurais aimé que Jappe se rende compte de sa malhonnêteté intellectuelle. Que l’on aime ou pas le béton armé, rien n’empêche de proposer des arguments constructifs et non des attaques ad hominem ou des simples opinions. Finalement, je ne sais pas non plus si le béton armé est une arme de destruction massive du capitalisme, j’ai juste appris que Jappe comme bien d’autres philosophes sont parfois malhonnêtes et se retranchent trop dans leurs idées sans chercher à comprendre le reste.



Je ne dessine pas des bâtiments jolis – je ne les aime pas. J’aime
quand l’architecture est brute, vitale, basique. Il n’est pas
nécessaire que le béton soit parfaitement lisse, ni de le peindre ou de le polir. Si vous imaginez le jeu de la lumière sur un bâtiment avant de le construire, vous pouvez faire varier la couleur et l’apparence du béton rien qu’avec la lumière du jour - Zaha Hadid.


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le 6 avr. 2021

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