Honte à moi qui, passionné par les livres, n'ai daigné me rendre à Nancy pour le Livre sur Place qu'en 2010. Et encore, c'est sur les conseils d'une amie que je le fis. J'avais alors résolu de rencontrer quelques auteurs, certains dont j'ai eu l'occasion de croiser la route par le passé et d'autres qui n'étaient que des noms ou que je ne voyais pas comme des écrivains. Parmi ces derniers, il y avait Alex Taylor, journaliste et présentateur talentueux qui fait partie de ces gens qui ont la fibre européenne bien ancrée pour l'avoir vécue dans ses diverses expériences professionnelles et personnelles. Hélas, je n'eus jamais l'heur de le rencontrer mais j'achetai néanmoins son dernier ouvrage intitulé « Bouche bée tout ouïe... ou comment tomber amoureux des langues ».
Je n'ai jamais été passionné par les langues et les ai apprises parce qu'elles étaient dans mon cursus scolaire. C'est bien plus tard que je me suis intéressé à une autre langue puis une seconde. Je suis maintenant loin d'être quadrilingue, mais j'ai compris les mécanismes propres aux langues que je pratique et cet ouvrage était prometteur pour m'en apprendre plus sur leur structure et le mode de pensée qui se cache derrière chacune d'entre elles. Alex Taylor a patiemment rassemblé ces fragments linguistiques et nous a donné ce petit bijou qui se lit comme un roman. Il s'appuie, au début de chaque partie, sur l'expérience d'amis qui, tout comme lui, sont polyglottes. A partir de ce point d'entrée, il décline le champ qu'il explore.
La première partie traite du champ grammatical. Il décortique ainsi les articles, pronoms, personnels ou cardinaux, les verbes. On y découvre que nombre de langues sont prodigues des uns et ne connaissent pas les autres. D'autres langues poussent leur pratique plus loin en traitant certains nombres comme des verbes. On observe les tendances entre le vouvoiement et le tutoiement. On a aussi un aperçu des vastes possibilités qu'offre la ponctuation. Tout cela entraine parfois des quiproquos d'importance.
Le champ lexical est exploré dans la seconde partie. Il y a la démystification de cette rumeur prétendant que les Esquimaux ont plusieurs mots pour désigner la glace. On y découvre que les Japonais ont plusieurs mots pour désigner l'eau tant en fonction de sa température que par qui s'en occupe. De même, les mots choisis pour évoquer une seule et même chose sont très variés dans leur étymologie. La traduction devient un sport de combat quand un mot se retrouve avec son pendant dans une autre langue sans que le concept qu'il recouvre ne soit intégralement restitué dans l'autre langue. Les mots, comme les hommes, voyagent et arrivent à passer d'une langue à une autre. Il en est ainsi des anglicismes particulièrement appréciés en « ing » en France et en « ion » en Italie ; et pourtant un Anglais ne les utilisera pas souvent pour les mêmes concepts qu'un Français ou un Italien.
Les mots assemblés constituent des expressions et c'est justement à elles qu'est consacrée la troisième partie de cet ouvrage. On passera brièvement sur les expressions propres à une langue qui se voient traduites par une autre expression tout aussi absconse dans une autre langue. Non, les expressions, surtout populaires, sont le lieu privilégié de l'humour. Chose surprenante, l'auteur nous présente le français comme la langue ayant l'humour le plus naturellement intégré au mode d'expression. Après l'humour vient le tour de l'amour. En effet, comment traduire ce sentiment dans toutes ces langues dont certaines vont jusqu'à ignorer cette notion par pragmatisme ? Comment exprimer ce sentiment sans être ni trop enthousiaste, ni trop administratif ? Là aussi, des découvertes attendent le lecteur.
La quatrième partie nous explique comment nous apprenons notre langue maternelle et comment nous perdons peu à peu notre aptitude pour les langues. En fait, dès le ventre de sa mère, l'humain apprend sa langue. Apprendre une langue c'est également en maîtriser le rythme, la musicalité. Jusqu'à sa sixième année, un petit d'homme serait pleinement disposé à apprendre sa langue. Au-delà, ce sera plus difficile. Etonnamment, cela ne concerne pas seulement les langues orales, ainsi la langue des signes est mieux assimilée par de jeunes malentendants jusqu'à six ans. A noter l'intéressante digression sur les Teletubbies.
La conclusion exprime tous les excès qui peuvent survenir d'une mauvaise traduction. Il nous parle de ces Français qui restent trop souvent réfractaires à l'apprentissage des langues étrangères. Pour l'auteur, cela serait essentiellement dû à notre mode d'éducation plus tourné vers la sanction que la reconnaissance de l'effort. Il faut savoir qu'il a enseigné les langues dans notre pays et dans différentes structures, cela lui permet donc de porter ce type de jugement. Vient ensuite la perception des peuples vis-à-vis de leur langue, partie intégrante de leur identité nationale. Si les accents viennent teinter les langues, ces dernières ont également une vie propre et évoluent dans le temps, mais d'autres sont condamnées à disparaître pour toujours avec toutes leurs richesses, leurs inventivités, leurs histoires.
Bien que respectant un certain plan, cet ouvrage vire trop souvent aux miscellanées où s'enchaînent exemples, expériences et autres démonstrations généralement adaptées au thème. L'expérience multilinguistique d'Alex Taylor et son vécu enrichissent cet ouvrage. On pourra cependant lui reprocher par moments d'être trop subjectif, mais n'est-ce pas le propre des essais qui se veulent une démonstration de la vérité alors qu'ils n'en sont que l'expression d'une seule ? Cet ouvrage est bien écrit, intéressant, mais demande un certain effort d'attention au lecteur. Rendre actif le lecteur fait que l'expérience est réussie. Une curiosité à découvrir.