Vide de partout
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le 5 nov. 2018
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Les livres qui paraissent aujourd’hui dans l’ombre et la cendre d’un cataclysme invisible, que ce soit ces vies Brûlées d’Ariadna Castellarnau (Ogre, 2018), les Crépuscules de Joël Casseus (Tripode 2018), Saccage (Ogre, 2016) et la Ville fond (Ogre, 2017) de Quentin Leclerc, mais aussi la dernière partie de Rabot d’Adrien Girault (Ogre, 2018), tous résistent silencieusement à être indexés au « post-apocalyptique ».
Sourdement la destruction qui hantent ces récits (et les unit étrangement) ne peut se dire en terme de « post-apocalypse » car il n’y a pas de temps « d’avant » ni véritablement « d’apocalypse ».
Le temps s’est distendu en un horizon sans fin, un présent de cauchemar dont on ne perçoit ni comment ce temps pourrait « commencer » ni davantage « terminer ». Dans ces histoires la Catastrophe qui diviserait le temps en un passé et un présent, cette Chute très mythologiquement répétée est définitivement abolie, le passé supprimé, le futur tout à fait forclos. Tout est uniquement composé au présent continu, éternel, angoissant, qui est peut-être le véritable « temps de la fin » dont parlait Günther Anders après Hiroshima en évoquant ce temps indéfiniment suspendu dans une attente de destruction totale, d’anéantissement, attente athéologique et nucléaire totalement désacralisée.
Ainsi Brûlées illumine cette situation qui n’est pas de « science-fiction » d’un futur craint, prophétisé, mais d’un moment historique contemporain dont l’incertitude renvoie à ce présent horizontal, en perpétuel sursis (en perpétuel souci) ; préoccupation qui résonne avec le « présentisme » en tant que notre « régime d’historicité » (François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expérience du temps, Seuil, 2003) mais aussi avec un temps « post-moderne » dans lequel nous serions et qui interroge pareillement sur cet « après », sur cette rupture et cette Modernité censées être le grand partage des temps (Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes, La découverte, 1991) quand il faudrait peut-être prêter l’oreille au « contemporain » et à son « brouhaha » (Lionel Ruffel, Brouhaha. Les mondes du contemporain, Verdier, 2016).
Mais tout autant le terme d’« apocalypse » du « post-apocalypse » ne convient pas pour définir le livre d’Ariadna Castellarnau. La dimension religieuse semble ainsi en apparence la grande absente et surtout il n’y advient nulle « révélation » (c’est le sens même du terme « apocalypse » dont le récit tend vers cette dimension de salut et de renouveau). Ici pas de dévoilement d’un nouvel ordre radieux (même nucléaire), pas d’explication de la singulière désarticulation du monde, du temps, du sens, des hommes. Rien que « le mal » indéfinissable qui continue dans son présent infini à s’étendre. La fin du monde n’en finit pas, « l’apocalypse n’aura pas lieu ». Blanchot à l’époque d’Anders (et contre Jaspers) avait commis un joyeux article qui dit bien aussi cela : « L’Apocalypse déçoit » (repris dans L’Amitié).
La mystique a disparu, les ciels brûlent, les cendres balayent le monde en de longs nuages, mais, en vérité je vous le dis, cette absence de mystique n’est pas rien. Que dans ces récits cette dimension essentielle de la vie actuelle et sur laquelle des civilisations plurimillénaires se sont construites soit abolie ne suscite de prime abord pas d’étonnement. Comme si le désespoir et les nécessités de la survie supprimaient naturellement la croyance et autres comportements raffinés des cultes. Vraiment ? Au contraire on trouverait tout une littérature faisant fond sur l’apocalypse et le néo-religieux, le plus bel exemple étant mes yeux Un cantique pour Leibowitz de Walter M. Miller Jr. (1960).
La religion est donc passé dans Brûlées dans un feu de joie secret, et en guise d’apocalypse il n’y a que ce bûcher invisible de toutes les superstitions, des croyances et des valeurs d’un ordre supérieur. Dans ce monde d’après le « Grand Feu » il n’y a donc nulle « révélation ». Ce livre, comme ceux de l’Ogre que j’ai cités au départ de cette lecture, travaille au contraire la non-révélation. Je préfère écrire « non-révélation » que « mystère », car dire « mystère » nous renverrait à une réalité cachée nécessitant une initiation, à un chemin ésotérique d’élucidation du secret. Or ici : rien, rien que ce « Grand Feu » ayant consumé les affaires, les villes, les habitudes, et ce feu n’est pas l’objet d’un rite de purification ni l’objet d’une métamorphose (« Maint rêve vespéral brûlé par le Phénix… »), il ne mène à rien, qu’à la destruction et à l’oubli, et « le mal », sans transcendance, n’est qu’une consomption – une fièvre, une peste, une hystérie collective, que sais-je ? – sans aucune explication ni manifestation, et pourtant, embrasant tout le vivant de manière invisible.
A vrai dire, il y a dans Brûlées un élément de la survivance du religieux. Dans ce monde où l’on n’a aucun repère spatial, géographique ou temporel (« dystopie atopique » disait excellemment Jean-Philippe Cazier), des « Prieurs se dirigent vers le nord, parce qu’ils croient que là-bas ils ne trouveront pas la corruption du mal. Qu’il y a de grands lacs débordant de poissons et que la terre est encore fertile. Il y en a également qui ne se dirigent plus nulle part ; ils ont simplement commencé à marcher un jour et ont oublié leur destination, ils ont même oublié qu’ils marchaient. Les Prieurs dorment si profondément qu’ils ne nous entendent pas arriver, et nous leur prenons tout. »
Errants, agenouillés au bord des routes car n’ayant plus la force de marcher plus loin, ceux que l’on appelle les « Prieurs » sont nommés ainsi par les véritables survivants, ceux qui ont renoncé à l’espoir de vivre hors de la contagion, hors du feu, loin d’un horizon de promesse, loin de l’édénique mirage climatique promis au Nord. Ces « Prieurs » ne forment d’ailleurs pas une communauté, ils sont comme des aveugles cherchant l’horizon d’un refuge, un refuge non pas dans un autre monde, mais bien toujours dans un ailleurs indemne conforme à la vision religieuse du vrai, du beau, du pur.
L’indemne et le mirage de l’auto-immunité, le couple indissociable du feu et de la cendre, de la trace et du fantôme, du texte et de sa nécessaire errance : il est tentant de faire résonner quelque chose de la philosophie de Derrida avec cette fiction, mais pour remarquer tout de suite que la littérature offre toujours des configurations complexes où s’entremêlent de manière existentielle des choix contradictoires, des attitudes paradoxales. Ainsi, même débarrassé en apparence du spectre religieux, le jeune enfant rejeté par sa mère, chasseur n’arrivant plus à trouver sa subsistance (le gibier ayant disparu) en vient à se chanter une antienne sur un ailleurs serein : « Youkali est l’endroit où s’est inventée la douleur. Youkali, à sa frontière la douleur s’est arrêtée. » Chanson qui sera reprise in fine par un autre personnage. Flagrant délit de légender, (re)disait Deleuze. Ces situations incitent sûrement à toujours jouer avec les ombres, à leur inventer des histoires, à s’insinuer dans les interstices des ruines passées pour trouver un écho, où même déformée, une parole continue.
Si Enig Marcheur (Russel Hoban, 1980) a montré comment ces situations de « temps de la fin » permettent d’envisager un extrême du langage où l’on perd les noms, réinvente les conventions, Brûlées de Castellarnau permet d’envisager la littérature elle-même comme expérience-limite face à ce que l’humanité a de pire. Introduit dans la traduction française (Guillaume Contré) par un mot de Mariana Enriquez qui a récemment commis un magnifique recueil de nouvelles Ce que nous avons perdu dans le feu (éditions du sous-sol, 2017), on entre dans ce livre avec l’impression trompeuse de nouvelles indépendantes, habitées comme chez Enriquez par cette dimension argentine d’un réalisme cauchemardesque plutôt que magique. Mais Brûlées coud entre eux avec une habileté redoutable les huit récits comme huit cicatrices, cousus ensemble avec le fil de flammes noires, et ce qui pourrait être un recueil de nouvelles finit par s’imposer en nous révélant les tenants et aboutissant de certaines situations précédemment évoquées où les positions de victimes et de bourreaux s’échangent parfois. A nouveau, moins que des révélations – même dans le sens du romanesque – ce sont des changements de perspective dont les explications n’éclairent rien, elles approfondissent l’inexplicable du mal qui parcourt le monde, les personnages : c’est l’absurdité du malheur auquel, avec un art d’une limpidité incroyable, nous conduisent ces jeux d’échos et de renvois.
Dans ce livre de nouvelles couturées, le mal est une dimension essentielle, ce mal terminal, nihiliste qui est déjà le nôtre. Chacun des huit récits se présente comme un véritable théâtre de la cruauté : suicide et renoncement, queue dans les files de rationnement, vente d’enfant albinos, folie incendiaire, meurtrière emmurée chez elle, mère jalouse préférant le malheur de sa fille à son sauvetage. Tous mettent en scène une situation arrachant un rictus amer, non pas par désespoir, mais uniquement parce qu’il y a aussi dans chaque récit une terrible humanité, une douloureuse humanité. Ainsi la situation de « Jaune », enfant dont sa mère ne cherche même plus à lui donner de nom, émeut non seulement par son abandon, mais parce qu’il cherche lui aussi à espérer. La nouvelle se clôt de cette façon à la fin d’une série de déceptions et de frustrations : « Il s’endort à l’intérieur de son corps devenu un sac troué. Il croit qu’il couve un rhume. Le cœur battant la chamade, il se promet que demain sera un meilleur jour, moins rigoureux. C’est la seule façon de survivre. »
Le mal, soustrait à sa dimension morale et religieuse, s’affirme comme composant de la réalité, et comme profondément pluriel. Le « mal » qu’est le rhume de Jaune l’aidera peut-être à sentir que des choses s’améliorent. Le « mal » de l’épidémie ayant ravagé le monde n’aura jamais d’explication, n’aura pas la dignité métaphysique d’une Peste camusienne, la symbolique de la métaphore, mais simplement la sauvagerie aveugle d’un grand incendie. La part mauvaise de l’humanité, tuant, violant, brûlant, reniant, est donnée ici à lire avec une grande violence car il n’y a plus de grands récits pour la cadrer, il n’y a plus qu’un « monde en morceaux » dont parlait Jean-Philippe Cazier, que des récits individuels qui chacun tente de composer un monde, avec ses malheurs, avec ses sentiments.
Lisant ce livre cruel, sans consolation – ni pour les athées, ni pour les Prieurs – on serait tenté, malgré tout, de tordre le nihilisme de Stig Dagerman et d’écrire en sous-titre : Notre besoin de fiction est impossible à rassasier. Nous sommes une espèce fictionnelle. Mais une espèce mauvaise.
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le 23 juin 2018
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