Bienvenue dans la ville du désarroi : « Cataract City » de Craig Davidson
« Cataract City » est le troisième ouvrage du Canadien Craig Davidson à voir le jour en France. Outre son précédent roman « Juste être un homme » paru en 2008, c’est notamment avec son recueil de nouvelles « Un goût de rouille et d’os » qu’il s’est fait connaître de certains (Jacques Audiard y a notamment puisé pour réaliser son dernier film).
Un lien indéfectible
Duncan Diggs et Owen Stuckey sont de jeunes adolescents lorsqu’ils se rencontrent. Animés par une même passion, le catch, ils vouent une admiration sans borne pour un de ses plus illustres représentants : Bruiser Mahoney.
De cette période, ces enfants vont garder un souvenir frappant. Un épisode qui les marque au fer rouge et soude une amitié dont eux seuls peuvent sonder la profondeur. Et tester les limites.
Suite à une rencontre improbable avec leur idole et une excursion qui prend des allures de rapt, Dunk et Owe se retrouvent en pleine nature, perdus. Ils parviennent à rentrer chez eux au prix d’un long périple dans les bois sauvages et à travers des chemins marécageux. Pour eux comme pour leurs proches, rien ne sera plus comme avant.
Malgré la force de leur amitié ces enfants ne sont pas du même bois. Leurs cellules familiales diffèrent également, et la vexation, parfois, mène à souligner ce fossé qui les sépare.
Owen à Duncan :
« “Il sait pas ce qu’il raconte, ton père.”
Dunk a relevé le menton.
“Ni plus ni moins que le tien.
– Alors pourquoi le mien travaille dans un bureau au lieu de s’emmerder sur la chaîne ? Pourquoi il sent l’after-shave plutôt que les Chips Ahoy ?”
Dunk a baissé les épaules, fourré sa main libre dans sa poche, serré le poing.
“Je ne suis pas mon père, Owe. Et tu n’es pas le tien non plus. ” »
Leur chemin respectif reste une équation à deux inconnues.
Doué pour le basket, Owen voit un avenir radieux se dessiner… jusqu’à ce qu’un malheur se produise. Comme d’habitude. Cataract City semble être une ville qui rassemble toutes ses forces pour engluer ses habitants. Elle les condamne. Y naître, c’est y mourir, comme le note Duncan :
« Cataract City est une ville possessive, rancunière, qui a une mémoire d’acier.
Rien qui pousse ici n’a le droit de s’échapper. »
Animé par un amour des animaux, Dunk, lui, se prend d’affection pour une chienne qui possède des aptitudes à la course. Elle connaît peu ou prou le même destin qu’Owen et précipite la chute de son maître.
Puis au milieu de cela se greffe une fille, forcément. Sensible et libre, Edwina est quand même un peu esquintée par la vie. Et si c’est avec Owen qu’elle connaît sa prime amourette, c’est naturellement vers Duncan que son cœur balance ensuite.
Ces trois gosses apprennent à grandir dans une ville qui ne fait pas de cadeau :
« A Cataract City, nous sommes la plupart des gens assez durs, car l’endroit nous a fait comme ça. C’est une ligne de conduite et, si ça ne vous plaît pas, vous partez habiter ailleurs. En restant, on choisit une vie dure et vous le serez encore le jour de votre enterrement : dur. »
Parvenus à l’âge adulte, Owen a vu ses rêves de sportifs engloutis par la ville. Et c’est avec une certaine résignation qu’il a intégré la police.
« Vous voulez voir les sales côtés de n’importe quelle ville ? Portez l’insigne. Je patrouillais la nuit, sous une lune momifiée qui jetait ses rayons sur les terrains jonchés de mauvaises herbes, les rangées de maisons affaissées, débarrassées depuis longtemps de toute présence humaine. »
Duncan, lui, multiplie les mauvaises fréquentations et finit par vaciller. En somme, les deux amis se retrouvent chacun d’un côté du tranchant de la loi. Reste à savoir si leur amitié est assez forte pour survivre à cela, ainsi qu’au séjour de huit ans en détention de Duncan.
« “J’aurais cru que tu voulais filer droit.
– C’est la route qui tourne, des fois.
– Si tu tiens à la voir comme ça.”
Ça se pressait dans ma poitrine, la colère avec des couleurs.
“Tu es contre moi, alors ?
– C’est déjà arrivé ?” a demandé Owe. »
« Cataract City » est une œuvre plurielle. Un roman aux teintes noires et saupoudré parfois de « nature writing ». Etonnant, pour un livre urbain qui fait la part belle à la dissection des turpitudes humaines, et ce dans un lyrisme brut de décoffrage.
Difficile de donner une étiquette à ce livre et finalement, est-ce bien nécessaire ? L’essentiel est ailleurs. Car ce roman, qu’on se le dise, est une véritable merveille. Un ouvrage (dans les deux sens du terme) chiadé au possible. Un style qui frappe d’estoc et de taille. Et quand Dunk, dans un combat de boxe, mange un crochet du droit bien senti, c’est le lecteur lui-même qui goûte à la saveur métallique du sang.
Davidson nous parle précarité et beauté, truande et espoir, et livre de splendides pages sur l’amitié. Sans oublier l’humour qui, parfois, jaillit de ce marasme magnifique :
« Il y a un dieu pour les ivrognes, les simples d’esprit et les motoneigistes. »
Alors je sais qu’on n’a pas arrêté de vous harceler avec cette rentrée littéraire en vous expliquant que tous les ouvrages ou presque étaient superbes, que le génie était partout, etc. Mais par pitié, pour mon âme et la vôtre, lisez ce petit bijou. Car de « Cataract City », on ne sort pas indemne, comme le note Owen :
« Un ville connaît la forme des choses et elle épouse les vôtres – ou peut-être est-ce l’inverse. Le résultat est le même. Elle ne change pas vraiment, mais elle vous change. Si l’on tient le coup à Cataract City, on sort de l’épreuve endurci. Mais parfois les gens sont plus beaux, je pense, s’ils ont été brisés. »