Avis de la page 100 - Les Explorateurs de la Rentrée littéraire 2021
En couverture, le squelette d'un tronc humain. En quatrième de couverture, l'annonce d'un livre sur le cannibalisme érigé en mode de vie. Dans la dit-cité de Marlevache, dans le dit-duché de la Grande Lumière, dans le duché de Michão, on s'amuse comme des petits fous. Avec un style volontairement ampoulé, très contrasté, allant de la préciosité à la vulgarité, en passant par le calembours et la blague érudite, je découvre une œuvre à cheval entre le roman et la pièce de théâtre (des didascalies précèdent certains dialogues, le nom des personnages apparaît avant qu'ils ne s'expriment ; mais le narrateur est à la troisième personne, les tableaux cinq à dix sont purement descriptifs), entre Sade et Rabelais. Une œuvre étonnante donc, qui après dix tableaux sur les vingt huit que compte l'ouvrage, donne envie de s'y attabler pour reprendre une petite portion de "rondelles de foie dans leur jus naturel".
Critique
Bon… Qu’est-ce que je viens de lire… Pour éclairer ma lanterne, laissez-moi prendre mon dictionnaire poussiéreux qui traîne dans un coin obscur de la pièce.
Dystopie : “Récit de fiction qui décrit un monde utopique sombre”. Non, ce n’est pas une dystopie, c’est beaucoup trop fringant.
Uchronie : “Récit d'évènements fictifs à partir d'un point de départ historique”. Ce n’est pas une uchronie non plus, l’événement donné comme point de départ, “La Troisième Restauration” (p.30) est lui aussi fictif.
Utopie : “1. Description d’une société idéale. 2. Genre littéraire s'apparentant au récit de voyage mais ayant pour cadre des sociétés imaginaires”. Ah bah, c’est totalement une utopie en fait.
Oui, je n’ai pas rêvé, je viens de lire une utopie sur une société cannibale. Certes, l’histoire ne casse pas trois pattes à un canard cannibale (un cadre simple, un événement perturbateur, une enquête, sa résolution, une fin en apothéose qui n’est pas sans rappeler “Le Parfum” de Patrick Süskind). Mais si c’est un simple fond de sauce, c’est un fond de sauce d’être humain.
A ma grande surprise, Marc Villemain fait cela avec beaucoup de bon goût (sans mauvais jeu de mot). D’abord, il emploie une langue précieuse à l’extrême, d’un premier abord difficile mais qui, passée la page 100 et les très beaux chapitres “Silence” I à VI, emporte notre adhésion. A mes yeux, un quasi sans-faute stylistique, qui donne de la chair à l'œuvre, la charpente et lui donne du corps. Je pense notamment aux tableaux 14 et 16, qui nous font quitter le ton jusqu’ici ironique de l'œuvre pour s’épanouir dans de belles descriptions poétiques. Seul petit bémol sur l’usage des “dit” devant certains mots (“Bon dit-Dieu” (p.105), “dit-citoyens” (p.105), “dit-familles” (p.109)), qui bien que justifiée comme étant une pratique culturelle de la société Marlevachienne, finit par être un peu usant à la longue. “Mais précisément, ce ne sont que des maladresses, autrement dit l’expression confuse d’une pensée pas forcément mal intentionnée" (p.144).
Il fait de nombreux calembours et jeux de mots qui font mouche “ledit accroissement démographique conduit à une impitoyable érosion des pâturages, seconde mamelle des hommes (c’est une image, ne prenez pas ça au pis de la lettre)” (p.120). Il s’amuse constamment avec la langue et avec les références culturelles, que ce soit en parodiant les paroles de certaines chansons ou de poèmes “Songe à la douceur d’aller là-bas forniquer ensemble, lui avait-il dit en substance, et c’est de bon coeur qu’elle avait agréé son invitation au voyage” (p.59). Certaines références me sont même restées obscures, ce qui ajoute au plaisir de la lecture le plaisir de la recherche. Il use aussi très souvent d’un ton parodique qui vient adoucir l’aspect sadien de l’ouvrage et lui apportant un peu de légèreté. Par exemple, en proposant des alternatives à l’EHESS qui devient “l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences de la Subsistance” (p.106) ou à la DRAC (normalement “Direction Régionale des Affaires culturelles”, dans l’ouvrage “Direction Régalienne des Arts Cannibales” (p.107)).
Ensuite, il nous propose une oeuvre hybride, à cheval entre le roman et la pièce de théâtre, sans jamais tomber dans le vil vaudeville, et qui étonnamment fonctionne très bien. Un extrait illustratif de didascalie rigolote : “Loïc d’Iphigénie, rictus d’écrivain romantique après deux strophes d’inspiration mallarméenne”. A posteriori, je me suis même dit que l’ouvrage ferait une excellente pièce de théâtre parisienne ;
Enfin, son œuvre prend à bras le corps la question de la surpopulation humaine, du système industriel de consommation de la viande. Arrivé à la cent-cinquantième page, je me suis même questionné sur la pertinence de cette société, qui retrouve une forme de spiritualité, qui retrouve un rapport fusionnel au corps humain, placé au centre de toutes les attentions.
Vous aimerez ce livre si vous aimez : les parties fines de Sade dans “La Philosophie dans le Boudoir”; les ripailles rabelaisiennes ; Assurancetourix ; les noms de personnages improbables et à rallonge (Ségolène de l’Abdel de la Jacquette) ; sortir de votre zone de confort.
Vous n’aimerez pas ce livre si vous n’aimez pas : les descriptions un peu crues ; l’idée d’une utopie cannibale ; avoir le cœur un peu retourné ; les références littéraires un peu pointues ; les parodies musicales de mauvais goût.
Une œuvre guillerette et déroutante, qui rejoint immédiatement mon top des meilleurs livres qui parle de nourriture, aux côtés du Maître des Chrecques de Walter Moers et de Gargantua de Rabelais.
Ma note d'explorateur : 24/30, 4/5 sur Lecteurs.com
Critique publiée originellement sur : https://www.lecteurs.com/livre/ceci-est-ma-chair/5669595