Quelle littérature faire de son indignation ?

Dans le dernier chapitre, Making of, Arno Bertina se réfère au combat de Victor Hugo contre le troisième empire. Cette mention lui permet de déplier deux choses : comme Victor Hugo, il est le témoin actif d’une réalité dont l’injustice est évidente, c’est-à-dire qu’elle ne souffre d’aucune incertitude (le gouvernement, les différents services de l’Etat et les entreprises racheteuses auxquels se sont confrontés les syndicats de GM&S ont été plus ou moins cumulativement malhonnêtes, lâches et voleurs) ; contrairement à Victor Hugo, Bertina est un écrivain du XXIe siècle, la grandiloquence de son prédécesseur ne lui est pas permise.


Durant ce beau chapitre il dit lui même qu’il est l’otage de sa colère alors même que son mode d’expression en tant qu’écrivain post-XXe est marquée par une forme d’ironie, a minima une forme de distance à la chose décrite. Il dit plus subtilement (notamment lorsqu’il montre aux GM&S le chapitre qu’il a écrit sur le discours de la préfète) que le lieu de la littérature est la saisie du réel dans son ambiguïté. Il ajoute qu’il n’a pas le même statut social que les GM&S mais qu’il est victime de la même chose (le capitalisme ayant comme sous-produit l’effondrement des conditions de vie des travailleurs comme la précarisation infinie des artistes et exemplairement des écrivains).


Ainsi, Bertina s'interroge sur le dispositif du livre en identifiant les contraintes que ce dernier exerce sur sa capacité à produire de la littérature. C’est intéressant même si je trouve qu’il ne laisse pas assez vivre ses divagations réflexives, il les étouffe par le nombre et par leur "référencement culturel". Ce chapitre a néanmoins une grande vertu : il essaie de ressaisir un truc particulièrement riche, son expérience d’écrivain à côté d'une lutte sociale. Ses aspirations littéraires imposent une rigueur face à la complexité du réel que la dégueulasserie des opposants aux GM&S semble écarter. J’extrapole un peu mais c’est le signe que ce chapitre m’a donné à penser, on a l’impression que l’amoralité totale du capitalisme et de ceux qui l'ont incarné a pris au piège Bertina. Tellement énorme elle simplifie le réel en produisant de l'univoque "maléfique", et en structurant le réel autour de cet univoque elle appauvrit la littérature puisque la vertu de celle-ci est de déplier la richesse du réel. Idée intéressante !


La lucidité de ce dernier chapitre a un défaut majeur : elle vise juste. Le reste du livre décrit avec clarté les méfaits de l’Etat et des grosses entreprises mais n'en fait pas autre chose que de la chaire à indignation. Pour éviter cet écueil, Bertina fait deux choses qui ne marchent pas : il cherche à axer la saisine du réel davantage sur la puissance des GM&S que sur leurs opposants et il assume de décrire le réel en termes moraux (selon les catégories qu’il nous donne dans le dernier chapitre, il cherche à faire Hugo malgré tout, à embrasser une espèce de tragique de l’écrivain tribun rendu désuet par le XXe siècle). Selon moi, le problème vient du mélange de ces deux options. Bertina prête aux GM&S de la puissance exclusivement via leur saisine morale. Ils ne sont puissants qu’à travers leur vertu totale. En tant que lecteur, je suis circonspect deux fois. D’abord parce que je ne peux pas croire à des parangons de vertu (je ne dis pas qu’il s’agit d’une figure avec laquelle on ne peut pas faire de littérature, je dis qu’un livre qui n’est pas de la fiction s’écarte de la saisine du réel à l’origine de son entreprise s’il emprunte cette voie), ensuite parce que je lis dans le dernier chapitre que l’auteur a perçu ce problème littéraire et son potentiel – tout en décidant de ne pas s’en dépatouiller. J’étais presque en colère.


Aussi, j’ai eu la désagréable impression, assez ténue mais bien persistante, que Bertina feintait une naïveté qu’il n’a jamais eu (j’ai lu juste avant Des châteaux qui brûlent, son roman précédent où il démontre assez spectaculairement l’étendue de sa compréhension de ce genre de lutte et de leur contexte) pour forcer l’indignation, nourrissant l’exclusivité de la saisine morale du réel.


Plus largement, on a un peu l’impression que ce livre court après le documentaire. Je vais regarder le film de Lech Kowalski (documentariste ayant suivi les GM&S) pour confirmer ou infirmer cette impression, mais j’ai quand même le sentiment que des plans longs permettent d’éviter l’exclusivité de l’angle moral tout en restant fidèle aux événements. Bertina, en tant que romancier, aurait dû lâcher du lest sur la morale ou sur la fidélité aux événements (ce qui me semble impossible en pratique, ce livre n’étant faisable qu'à la suite d'une certaine connivence entre les GM&S et Bertina). L’ambition documentaire de Ceux qui trop supportent a exclu une grande partie de la puissance littéraire du roman précédent.


J'ai pensé à Personne ne sort les fusils de Sandra Lucbert, sorti deux ans auparavant. Les protagonistes du procès de France Télécom sont saisis moralement mais le livre ne laisse pas cette impression d'indignation naïve. Il se concentre sur l'analyse du langage néolibéral et crée des formes (le retour à Gombrowicz via le merveilleux cuculiser) pour décortiquer les structures à l’œuvre. L'inventivité proprement littéraire était sûrement une autre voie pour éviter ce débordement moral. Cette inventivité ne se retrouve que dans le chapitre Making of mais il est trop court, Bertina a trop de choses à y dire. Ce chapitre recèle l'essentiel de l'intérêt littéraire de ce bouquin. Le reste est informatif et agréable à parcourir, mais pour sentir la puissance d'un mouvement social, la richesse, la diversité et la conflictualité des ses protagonistes, autant ne lire que Des châteaux qui brûlent. Ceux qui trop supportent en apparaît presque comme le travail préparatoire, pourtant écrit après. Comme s'il fallait justifier a posteriori la puissance du premier bouquin, comme s'il fallait expier la prétention de parler justement d'un type de lutte sociale dont on n'a jamais été acteur.

Bretzville
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le 27 déc. 2021

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