La puissance de la prose de Nicolas Mathieu a trait à une focalisation originale, un mélange complexe entre les points de vue interne et omniscient. Il ne s’agit pas d’une alternance très fréquente des deux points de vue, mais d’une association permanente des deux. Les phrases se déplient complètement via cette double focalisation.
Au hasard, page 184, "Charlie est comme ça, elle craint" - il s’agit à la fois de la perception de Christophe, le personnage suivi dans ce chapitre, et à la fois d’une forme de commentaire sur les déterminations de Charlie. On dit qu’elle craint parce que le personnage qui s’intéresse à elle le constate, on dit qu’elle craint comme étant le résultat d’un processus objectif. Une fois bien lue, la phrase s’ouvre donc sur deux fois plus de sens : une perception instantanée du personnage pris en point de vue et une cause structurelle qui le dépasse - un événement narratif et tout de suite un bout de sa compréhension dans un régime plus global.
C’est cette chose-ci qui rend les livres de Nicolas Mathieu si plaisants. Les phrases ne sont pas précisées par une seconde phrase qui viendrait expliquer ce qui se joue de structurel ; chez lui la partie "commentaire structurel" est indémêlable de la partie narrative via la double focalisation décrite plus haut. Chaque paragraphe est donc d’une grande richesse tout en étant d’une étonnante facilité de lecture. Le lecteur bouillonne en même temps qu’il lit, il ne fait pas l’un puis l’autre. Cette double focalisation permet intellectualité et viscéralité : en permanence l’implacable sociologique est doublé d’une identification à l'intime des personnages et inversement.
Pour moi, cette économie de la phrase via son régime de focalisation explique donc la sensation qu’à peu près tout le monde a en lisant Mathieu et qui en fait un auteur majeur dès le troisième roman : en un paragraphe on a l’impression d’accéder à une vérité sur la vie des personnages, et cette vérité semble vraiment découler de la vie vécue par le personnage concerné (et ressentie plus ou moins explicitement par lui-même). Elle n’apparaît pas comme une forme de dévoilement de la réalité à l’œuvre derrière les événements narrés. Mathieu n’a pas besoin de prendre une veste de narrateur omniscient pour monter en généralité et donc en compréhension sociologique des phénomènes qu’il décrit, sa « double focalisation » permet de le faire à partir de l'intime des personnages et de leurs perceptions (certes déterminés par leur milieu social, leur trajectoire scolaire et professionnel, leur âge, leur maladie, leur sexe, etc.). Ainsi la lucidité de sa prose vis-à-vis des structures ne la place pas en surplomb ; l'analyse laisse de la place pour une forme d'autonomie des personnages (en tout cas une capacité à prendre conscience de leurs déterminations) via une subtile promotion de leur subjectivité. C’est vraiment un tour de force d’arriver à faire cela pour plusieurs individus fictionnels qui dissemblent forcément un peu de lui, l’auteur.
J’ai envie de continuer à lire Mathieu explorer ses thèmes (comment le temps est vécu et subi par les individus, ce qu’il y a derrière un transfuge de classe, l’adolescence, etc.) via ce régime de focalisation qu’il maîtrise si bien et qu'il ne va pas cesser d’aiguiser.