Je suis un peu déçu, j'attendais beaucoup de ce livre. Barbara Stiegler ne fait pas vraiment une généalogie de l'impératif contemporain de "s'adapter". Elle l'admet d'ailleurs dans la conclusion. Le bouquin est avant tout programmatique : le livre n'est qu'une histoire de la pensée de Lippman, mise en opposition avec celle de Dewey, révélant des problèmes et des axes de recherche qu'elle n'a pas encore travaillés.
Retracer l'opposition des arguments de Lippman et de Dewey est la bonne idée du livre. Ce dernier participe ainsi à redonner leur contenu théorique à des penseurs du libéralisme, qu'ils soient à droite (Lippman) ou qu'ils lorgnent vers la gauche (Dewey). Et ça c'est un effort absolument louable, les libéralismes du XXe siècle n'ont été que peu étudiés en France d'un point de vue philosophique, si on excepte le travail non fini de Foucault. C'est assez dommage : non seulement ça crée des épouvantails faciles dont on a vidé les raisonnements, et les termes liés au libéralisme peuvent être ensuite investis par une classe politique complètement ignorante des prémisses, des problèmes et des buts de l'idéologie politique qu'ils défendent consciemment ou non. Tout est appauvri, les libéralismes comme leur critique, radicale ou non. Bref, il faut reconnaître que ça pense dans la droite libérale si on veut poser un regard analytique sur les idées politiques en général.
L'opposition avec Dewey est vraiment une bonne idée donc, aussi parce qu'elle permet d'évoquer le problème que les deux libéralismes se sont formulés. Il s'agit de l'hétérochronie de l'espèce humaine. Stiegler décrit très bien cette question, qui part de Darwin et qui est repris par les deux penseurs qu'elle traite. Très schématiquement, il s'agit du décalage inévitable entre la puissance d'inertie des habitudes de l'humain (produisant des "stases", des réticences aux changements de toute nature, théorique comme pratique) et le réel depuis la révolution industrielle, caractérisé par un mouvement et une complexification permanents (le flux). Déjà, nous introduire à ces deux concepts est particulièrement vertueux : on comprend le problème des libéralismes étudiés, et on a les termes avec lesquels ces libéralismes formulent leur question princeps. Et tout cela est absolument nécessaire pour l'analyse et la critique, donc de ce point de vue le livre est très bien. En outre, le problème de l'hétérochronie (décalage entre les stases humaines et le flux du réel) permet de ranger les libéralismes en fonction de la réponse qu'ils y apportent. On a donc un nouveau moyen d'organiser les pensées du libéralisme du XXe siècle, parmi lesquelles il est parfois difficile d'y voir clair.
La découverte majeure de Stiegler, qui rend leur sérieux aux pensées du libéralisme, c'est celle de la non-naïveté de Lippman et de Dewey vis-à-vis du statut de l'individu. Contrairement à ce qu'on perçoit quand on lit Nozick voire Hayek (même si c'est quand même bien plus fin chez lui), on a des mecs qui taclent directement l'autodétermination des individus : non, les individus ne sont pas des atomes dotés d'une volonté qui se produit ex nihilo ; leur environnement, pris au sens large, les déterminent. En rappelant que les penseurs libéraux n'ont pas tous fait semblant d'ignorer les conséquences du déterminisme, Stiegler redonne de la légitimité au libéralisme quant à son ambition de produire une philosophie politique pas complètement conne. Après, ce qu'ils font de ce prémisse varie. Lippman accepte l'enchevêtrement de l'individu et de son environnement mais pose un telos, un objectif ancré en nature qu'il s'agit de suivre, à savoir la division internationale du travail au sein d'un capitalisme mondialisé. L'environnement, le réel, le flux, ne peut être qu'une course vers cet objectif. Pour lui, il s'agit donc d'agir sur l'individu par l'éducation, la santé et autres politiques publiques pour bousculer les stases des individus et les rendre plus à même de poursuivre ce telos. C'est là où Lippman est donc bien à droite, il pose une idée de bien extrinsèque à la communauté politique qui le poursuit et le fonde en nature. Dewey accepte aussi l'enchevêtrement de l'individu et de son environnement, et en plus refuse tout telos : il ne peut y avoir de buts extrinsèques à la communauté politique, la variété des individus et la variété de leurs interactions avec leur environnement façonnent leur environnement en même temps que celui-ci façonne les individus. Les deux, individus et environnement, se compénètrent. Les buts sont donc dépendants des individus et des communautés politiques qu'ils composent. S'il y a bien un impératif d'adaptation chez Dewey, il s'agit d'une adaptation permettant aux individus d'effectivement s'adonner aux buts qui émergent dans la relation avec leur environnement. Il faut libérer leur potentialité d'une manière générale, afin qu'ils puissent agir localement et s'adapter à leur but intrinsèque. Chez Lippman, il s'agit exclusivement de faire de l'individu un acteur actif de la division internationale du travail d'un capitalisme mondialisé (l'unique flux qu'il reconnaît).
Tout ça est très intéressant et pertinemment retranscrit. Stiegler rappelle la nuance de ces deux pensées et leur puissance critique vis-à-vis de la période actuelle (pour Dewey). Cependant, quelque chose me chiffonne. C'est sûrement injuste vis-à-vis de l'ambition du livre, qui est une histoire des idées de deux penseurs du libéralisme, mais c'est comme ça ! En fait, Stiegler, dans sa conclusion, reconnaît que le problème de l'hétérochronie - le fondement de la légitimité des deux pensées qu'elle étudie - est sûrement quelque chose liée au capitalisme lui-même, pas nécessairement à la modernité. Mais elle ne tire pas cette idée jusqu'au bout et ça m'a gêné. Elle écrit comme si la division conceptuelle des interactions humaines entre stase et flux était consubstantielle à la modernité (malgré sa remarque), comme si cette division, de laquelle émerge l'idée perpétuellement présente d'un retard par rapport à un réel qui avance trop vite, était une question qui s'imposait par son inévitabilité (perçue du point de vue technocratique de Lippman ou du point de vue pragmatique et pluriel de Dewey). A force de penser les libéralismes, elle en en reprend le vocabulaire, elle a donc pas mal de difficulté à remettre en perspective leurs problèmes (ou du moins, elle ne le fait que très peu). Il manque une critique de cette division, de cette fameuse hétérochronie. Et il ne suffit pas de mentionner Nietzsche et sa conception tragique des affaires humaines (faites d'oppositions irréductibles et insolubles dont la coexistence est dangereuse mais nécessaire et inévitable) pour dire que la cohabitation de ces fameuses stases et ce fameux flux est conforme à une vision nietzschéenne du monde. Cette division nous fait pas mal retomber dans un dualisme assez sommaire, évacuant justement une grande partie de la complexité conceptualisée par Nietzsche (entre autres) pour y apposer une réponse assez simple. Je sais que Barbara Stiegler est une spécialiste de Nietzsche, donc forcément sa pensée effective sur la question est plus complexe. Mais son bouquin ne la retransmet pas alors qu'il utilise Nietzsche pour justifier le concept et la question de l'hétérochronie, il est un peu prisonnier de ces concepts de stases et de flux qui me paraissent assez facile à contester (d'un point de vue nietzschéen en plus).
Malgré ses remarques et son autocritique, on a vraiment l'impression que Stiegler est quand même un peu prisonnière du langage des libéralismes qu'elle a étudiés, justement parce que l'effort de recherche qu'elle a fait vise à redonner leur complexité, et donc une partie de leur légitimité, à ces libéralismes. Je trouve dommage que la conclusion ne soit pas lieu d'une mise en perspective plus large (on a l'impression qu'elle va le faire mais elle s'arrête en chemin).
Et donc, je termine, on est selon moi très loin d'une "généalogie" (et le terme est pas assez bousculé, pas assez redéfini dans son bouquin, c'est quand même un terme très problématique même si on s'inscrit dans la continuité de Foucault) à la Nietzsche ou à la Foucault. Chez Stiegler, le travail généalogique autour des idées libérales n'est pas accompagné d'une grosse puissance conceptuelle indépendante de ce qui est étudié. ll n'y a donc pas de contrepoids critique au travail de recomposition et de retranscription des pensées étudiées, ce qui participent à nous rendre dépendant de leur terminologie. Difficile dans ces conditions de penser au delà du vocabulaire hégémonique des libéralismes. Chez Nietzsche et Foucault dont elle cherche à reprendre la méthode, les généalogies sont profondément critiques (peut-être un peu moins sur les leçons de Foucault au collège de France concernant le libéralisme, mais pas sur ses travaux antérieurs), rendant la démarche intellectuellement plus riche.