Chaque fois que je lis une biographie, les mêmes questions m'assaillent. A près avoir passé des années à faire des recherches, à décrypter des documents, à lire des lettres, des journaux (parfois intimes), à tenter de mettre tout ça dans l'ordre, à trouver un sens caché (là où il n'y en a pas forcément), à démêler le vrai du faux et à esquisser le portrait psychologique d'un personnage, n'y a-t-il pas forcément un lien qui se crée entre biographe et personnage ? Sans aller jusqu'au cas de Sartre qui, faisant le portrait de Flaubert, ne cessait de parler de lui-même, il y a quand même le risque que cette intimité intellectuelle influe sur la nécessité d'objectivité d'un historien.
Le risque est encore plus flagrant face des personnages qui divisent nettement, comme Ernesto Guevara. On ne compte plus les "biographies" qui sont autant de projets politiques, entre ceux qui font l'hagiographie du personnage et ceux qui cherchent à massacrer le mythe. Trouver un livre sérieux est difficle.

Avec ce livre de Pierre Kalfon, j'ai touché le gros lot. D'une écriture très facile à lire, avec un rythme rapide et passionnant, l'auteu fait beaucoup plus que décrire un personnage et raconter sa vie.
D'abord, Pierre Kalfon est passionné par l'Amérique latine. ça se sent à chaque page. Il en est un grand connaisseur, bien sûr : universitaire au Chili, attaché à l'ambassade de France à Montevideo (Uruguay) et Santiago (Chili), correspondant du quotidien Le Monde, etc. Mais plus qu'un connaisseur, il en est un amoureux. Un petit regard sur la liste de ses livres nous renseigne : L'Argentine, La Pampa, Salvador Allende ou Pablo Neruda.
Et cet amour se ressent dans ses descriptions. Ainsi, quand il raconte l'arrivée de Guevara à Valparaiso, c'est un grand moment de poésie. Et tout y passe, de Buenos Aires jusqu'aux endroits les plus reculés de l'enfer bolivien.
Pierre Kalfon est aussi un grand connaisseur. A chaque page, on sent qu'il maîtrise son sujet. Ainsi, pour chaque pays important où se déroule l'action (Argentine, Guatemala, Cuba bien sûr, Bolivie, et même Congo), il fait un petit rappel historique en deux ou trois pages. Ce n'est jamais fastidieux, ce n'est jamais inutile, ce n'est jamais pour étaler sa culture : à chaque fois, il s'agit d'éclairer la situation présente, de donner les informations nécessaires pour que l'on puisse comprendre les enjeux d'une rencontre, d'un combat, d'un discours, etc.

De la naissance d'Ernesto Guevara en 1928 jusqu'à sa légende parcourant le monde, la biographie suit le personnage avec une précision extraordinaire. Le personnage fascinant, mais aussi extrémiste. De sa jeunesse cynique jusqu'à son engagement absolu. Son humanisme et son aveuglement. Il analyse ses textes et ses discours, commente ses décisions, montre où le Che s'est trompé, etc. Ainsi, si la rébellion cubaine (de novembre 56 à janvier 59) est un quasi sans faute, il n'en ira pas de même pour le Congo (où le révolutionnaire ne comprendra jamais les différences culturelles, aveuglé par l'idée qu'une révolution est la même partout) ou la fatale Bolivie. De même, sa carrière politique est marquée par des idées merveilleuses (son refus systématique de tout privilège : tout en étant ministre, il exigeait de travailler manuellement, d'aller auprès des paysans, de participer à l'éprouvante récolte des cannes à sucre) et des théories affolantes (vouloir impérativement développer l'industrie lourde à Cuba, pour rendre indépendante financièrement, mais les usines construites par des Soviétiques sont... ben, soviétiques, quoi !). Sans parler de son absence totale de diplomatie : alors que l'île dépend entièrement de l'URSS (tant pour son économie, pour sa sécurité que pour son approvisionnement le plus basique), il n'hésite pas à critiquer la politique soviétique, en particulier la volonté de "détente" envers les USA.
Pour Guevara, les Etats-Unis représentent le mal absolu, l'impérialisme à l'état brut, l'ennemi à faire plier. Toute négociation est impossible. Impensable même. Son rêve, ouvertement affirmer quand il partira en Bolivie : ouvrir "plusieurs Viet Nam", multiplier les conflits ouverts pour obliger les USA à courir plusieurs lièvres à la fois, à diviser ses forces.
Il faut dire que Washington avait un peu trop tendance à considérer que l'Amérique latine était son petit jardin. Kalfon montre bien les engagement constants des USA pour renverser tel gouvernement (au Guatemala ; Guevara jeune assistera à l'intervention américaine pour virer le président progressiste Arbenz ; cet événement sera à l'origine de la volonté révolutionnaire de l'Argentin) ; il nomme les innombrables "conseillers" de la CIA auprès des dictatures militaires, etc.

La biographie de Che Guevara, c'est aussi :
_ un livre d'aventures (quand Ernesto et son ami font le tour de l'Amérique du Sud en moto, par exemple)
_ un roman d'espionnage (Kalfon nous montre des photos d'un Guevara méconnaissable, transformé par les services secrets pour pouvoir passer les frontières sans se faire repérer, avec faux papiers et tout le tremblement)
_ de nombreux personnages secondaires : Castro bien sûr, mais aussi Salvador Allende, Ben Bella, Nasser, Mao, Krouchtchev, Sartre et Simone de Beauvoir, Gabriel Garcia MArquez, Pablo Neruda et, bien sûr, Régis Debray...
_ de la politique et une reconstitution formidablement vivante de ces années de Guerre Froide (on assiste en direct à la tentative de débarquement de la Baie des Cochons ou à la crise des fusées en 1962).

Un portrait sans concession, qui ne cache pas les erreurs, voire les fautes de Guevara. Qui le montre parfois manipulé par Castro. Qui dénonce aussi les légendes. Un travail monumental pour un livre long (700 pages) mais passionnant d'un bout à l'autre. Le sublime portrait d'un engagement politique profond, viscéral, et aveugle. Le
portrait d'un homme devenu une légende (un homme d'ailleurs beaucoup plus utile mort que vivant, du moins pour Castro, qui était parfois gêné par les positions extrêmes du personnage mais qui peut lui faire dire ce qu'il veut maintenant qu'il est mort).
Un livre que je me permets de recommander à ceux qui veulent savoir qui il était vraiment.

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le 23 mars 2013

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SanFelice

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