Lorsqu’on se sent des affinités avec la littérature, et avec les choses de l’esprit en général, il n’est jamais regrettable d’avoir quelques idées quant à la façon dont d’autres, avant nous, ont pu les envisager. Dans le cas présent, ces quelque cinq cent cinquante pages de chroniques tirées du confidentiel hebdomadaire Carrefour, dont la parution s’échelonne sur près d’un quart de siècle, portent aussi bien sur ce qui constituait alors des nouveautés, vouées ou non à une postérité, que sur des rééditions d’œuvres classiques. Elles se révèlent particulièrement instructives, sur le paysage intellectuel et littéraire de la France des « Trente Glorieuses » d’une part, sur le tempérament critique de Pascal Pia de l’autre.
Peut-être ce nom éveillera-t-il quelque familiarité dans l’esprit de qui a déjà tourné les pages des Œuvres poétiques de Jules Laforgue, ou d’études consacrées à Charles Baudelaire ou Guillaume Apollinaire. Et celui qui pour l’État-civil reste Pierre Durand fait incontestablement partie d’une race éteinte de critiques. Je ne parle pas seulement d’une époque pour laquelle il convenait, parlant d’écrivains, que l’on précisât leur civilité et leur prénom lorsqu’ils étaient en vie : « Flaubert », mais « M. Raymond Queneau ». Peut-être faut-il, du reste, mettre sur le compte de cette époque la misogynie et le mépris de classe qui peuvent se lire, en filigrane plus ou moins marqué, dans certaines pages de ces Chroniques, singulièrement dans celles des années 1950. (Voir encore l’homosexualité comme « anomalie », p. 60, mais je doute que Pascal Pia prête à ce mot une quelconque connotation morale.)
À propos d’époque, par une heureuse rencontre, les Éditions du Lérot n’ont pas massicoté l’ouvrage, ce qui amène à adopter un rythme de lecture bien éloigné de la frénésie de 2019. (Le volume eût constitué un bel objet sans les coquilles tout de même assez nombreuses même pour ses cinq cent cinquante pages, les « II » en chiffres romains manifestant en particulier une fâcheuse tendance à se faire passer pour des « Il ».)
Quant je parle d’une race éteinte de critiques, je veux aussi parler de la remarquable érudition dont fait preuve Pascal Pia : il n’est pas rare, dans la critique d’une étude consacrée à tel ou telle œuvre classique, que ce dernier en remontre au spécialiste, apportant ici un complément factuel, éclairant là un point demeuré obscur, rectifiant ailleurs une contradiction… Tout cela se passe toujours sans pédanterie, et dans le plus grand des respects : l’auteur des Chroniques littéraires a ses préférences et ses mépris, ses goûts et ses haines mais, s’agissant de littérature et d’idées, ne s’attaque aux individus qu’en vertu des idées qu’ils défendent et du caractère qu’ils montrent. – C’est l’un des sens que l’on peut donner à cette sorte de maxime : « Lecteur je suis, et rien de plus » (p. 92).
Ainsi, pour mieux concentrer une attaque à venir, Pascal Pia opère-t-il quelques restrictions : « peu importe, à mon sens, que Mme Sand ait été de ces personnes qu’on dit faciles et que se repassent ici des hommes de lettres ou de théâtre, là des compagnons d’atelier, ailleurs les officiers de la garnison. J’ai connu des dames de cette sorte auxquelles je n’aurais jamais songé à marchander ma sympathie. Elles avaient la cuisse légère, mais l’esprit léger aussi » (p. 64). Suit une exécution en règle de George Sand, mais uniquement comme écrivain, à l’occasion de la parution de sa correspondance avec Alfred de Musset – qui, à cette occasion, « a, lui aussi bêtifié ».
S’agissant de personnalités exerçant dans d’autres domaines que la littérature, c’est une autre affaire. Ainsi, avant de conclure un point d’histoire littéraire dans lequel il évoquait la sujétion de la plupart des écrivains du siècle classique vis-à-vis du pouvoir royal, et rappelait qu’il parut alors naturel qu’un Racine ou qu’un Boileau devinssent historiographes, Pascal Pia illustre-t-il son idée ainsi : « Nous n’imaginons pas Mallarmé, Toulet, Apollinaire, Jouve ou Reverdy tenant à honneur de renoncer à la poésie pour rédiger, à la président du Conseil ou même à l’Élysée, des communiqués officiels » (p. 50), propos qui n’a certes rien de cinglant. La conclusion véritable fait moins d’honneur au personnel politique et, par ricochets, ne ménage pas les écrivains qui, aussi bien en 1956 que dans nos régimes politiques actuels, se mêlent de courtisanerie : « Il est vrai que depuis plus de cent ans, depuis Chateaubriand au moins, il aurait été difficile de se sentir anobli par quelque contact avec un chef d’État ou un premier ministre ». Telles sont les amabilités dont Pascal Pia réserve la teneur aux objets de sa vindicte.
On peut partager ou non ses idées, qui sont moins des théories que des conclusions définitivement temporaires – par exemple le fait qu’« il n’y a plus de poésie maudite, et [que] si les éditeurs continuent à renâcler devant les manuscrits poétiques qui leur sont soumis, ce sont des raisons commerciales qui leur dictent cette attitude, mais non la crainte d’accueillir un novateur trop hardi » (p. 33-34), ou encore « L’intelligence de ses vers [de Maurice Scève dans Délie] exige fréquemment quelque contention, ce qui est normal quand il s’agit de subtilités, mais provoque une certaine déception lorsque l’opération de déchiffrement aboutit à la découverte d’un truisme » (p. 441). Dans tous les cas, il faudrait être bien difficile pour ne pas faire son miel des propositions que Pascal Pia livre à notre sagacité.
Le lecteur attentif des quelques citations qui précèdent aura sans doute remarqué que si notre chroniqueur est sensible aux questions du talent ou de la valeur d’une œuvre, la littérature n’y est jamais son propre but : aussi pétris soient-ils de sensibilité et d’érudition mêlées, les textes recueillis ici oscillent sans cesse entre général et particulier, entre la littérature et le cadre social dans lequel elle trouve place. C’est ce qui fait une partie de leur prix.
Quant au style de M. Pia, j’espère que ces lignes, quoique outrées et formulées avec moins de bonheur, en auront donné quelque idée à leurs éventuels lecteurs.

Alcofribas
8
Écrit par

Créée

le 16 juil. 2019

Critique lue 71 fois

1 j'aime

Alcofribas

Écrit par

Critique lue 71 fois

1

Du même critique

Propaganda
Alcofribas
7

Dans tous les sens

Pratiquant la sociologie du travail sauvage, je distingue boulots de merde et boulots de connard. J’ai tâché de mener ma jeunesse de façon à éviter les uns et les autres. J’applique l’expression...

le 1 oct. 2017

30 j'aime

8

Le Jeune Acteur, tome 1
Alcofribas
7

« Ce Vincent Lacoste »

Pour ceux qui ne se seraient pas encore dit que les films et les albums de Riad Sattouf déclinent une seule et même œuvre sous différentes formes, ce premier volume du Jeune Acteur fait le lien de...

le 12 nov. 2021

21 j'aime

Un roi sans divertissement
Alcofribas
9

Façon de parler

Ce livre a ruiné l’image que je me faisais de son auteur. Sur la foi des gionophiles – voire gionolâtres – que j’avais précédemment rencontrées, je m’attendais à lire une sorte d’ode à la terre de...

le 4 avr. 2018

21 j'aime