Publié en Australie au début des années soixante, Cinq matins de trop est probablement l’oeuvre la plus connue de l’écrivain Kenneth Cook et fait figure de roman culte à plus d’un titre puisqu’il fut même adapté au cinéma en 1971 (Réveil dans la terreur) par le réalisateur Ted Kotcheff. Mais en France, c’est aux éditions Autrement que l’on doit d’avoir découvert, sur le tard il faut bien l’avouer (l’auteur étant décédé en 1987), cet écrivain atypique, qui cultive l’humour décalé et l’absurde avec brio, notamment au travers de nombreuses nouvelles réunies dans trois recueils indispensables pour ceux qui s’intéressent à la littérature australienne (Le koala tueur, La vengeance du wombat et L’ivresse du kangourou).
Les présentations étant faites, autant prévenir ceux qui chercheraient dans Cinq matins de trop l’humour léger et décalé des nouvelles de Kenneth Cook, ce roman est résolument sombre voire un tantinet glauque. Oubliez la gold coast ou les plages huppées de Sydney, direction l’outback, sa poussière rougeâtre, sa chaleur infernale et sa sécheresse légendaire. John Grant est un jeune instituteur muté au fin fond du territoire de l’ouest, dans un hameau famélique peuplé d’éleveurs de bétail et de mineurs au visage grêlé par les tempêtes de poussière. La ville la plus proche, Bundenyabba (une ville imaginaire, mais pour info le film a été tourné à Broken Hill, probablement l’une des bourgades les plus isolées du pays) ne vaut guère mieux si ce n’est qu’elle offre quelques raffinements à peine moins rustiques ; essentiellement des pubs crasseux et étouffants qui écoulent une bière d’une qualité discutable. Fin de l’année scolaire oblige, John jette un dernier coup d’oeil à l’unique salle qui tient lieu d’école et s'apprête à prendre des vacances bien méritées ; son chèque de paie en poche il prend donc le train pour Bundenyabba, où se situe le seul aéroport de la région, afin de regagner Sydney. Hélas, en attendant son vol prévu le lendemain, John décide d’aller écluser quelques bières en ville, une manière comme une autre de tuer le temps. Mais à force d’aligner les demis, notre brave instituteur se laisse entraîner dans une série de paris stupides, qui lui font perdre toutes ses économies. John se retrouve donc à la rue, avec quelques shillings en poche et ses maigres effets bouclés dans deux valises. Adieu, Sydney, adieu la civilisation, adieu plages de rêves et jolies filles…. bienvenue dans la rudesse de l’outback australien. Pris à la gorge par sa propre bêtise, John entreprend une longue descente en enfer, essentiellement éthylique, ponctuée de rares moments de lucidité.
“Voilà une caractéristique bien particulière des gens de l'Ouest, songea Grant. Tu peux coucher avec leurs femmes, spolier leurs filles, vivre à leurs crochets, les escroquer, faire presque tout ce qui te frapperait d'ostracisme dans une société normale ils n'y prêtent guère attention. Mais refuser de boire un coup avec eux et tu passes immédiatement dans le camp des ennemis mortels.”
Plus de cinquante ans après sa publication initiale, Cinq matins de trop n’a pas perdu grand chose de sa superbe. Mais ce roman coup de poing, vaut moins pour son côté sulfureux que pour l’image qu’il laisse entrevoir de l’Australie intérieure. Loin de l’imagerie traditionnelle d’un pays qui se plaît à surfer sur sa propre coolitude, Kenneth Cook dresse le portrait sans concession d’une région morne et ennuyeuse, misérable par bien des aspects, peuplée de types sympas mais un peu limités, dont les activités quotidiennes consistent à descendre des bières et du whisky en attendant l’heure d’aller tirer à toute berzingue sur des kangourous, façon mad max. Cette vision est sans doute parcellaire, mais elle n’est jamais méprisante ; Kenneth Cook raconte l’autre Australie, celle des mineurs et des éleveurs de bétail, pour qui Sydney et son affairisme paraissent à des années lumières de leurs préoccupations. Dans l’enfer de l’outback il faut survivre, à la chaleur, au manque d’eau et surtout à l’ennui.