Qui est Niall Ferguson ? C'est un historien écossais/britannique ayant fait ses études à Oxford, aujourd'hui professeur là-bas, marié à Ayaan Hirsi Ali, une réfugiée somalienne résidant aux Etats-Unis, connue pour sa critique de l'Islam (qu'elle a fuit de son pays).
Le livre Civilisations de Ferguson est court (moins de 300 pages) mais avec énormément de choses à dire (comme cette critique/compte-rendu où je résumerai les arguments principaux du livre) facile à lire, bien traduit même s'il reste pas mal confus au niveau des sources primaires manquent (cela dit ça reste un essai). Le style de chaque reste le même : présentation générale de l'idée puis focus sur un cas d'espèce et comparaison avec une civilisation "étrangère".
L'objectif du livre est de parler des différents principes de l'Occident (Killer Apps) qui lui ont permis de dépasser les autres civilisations à un point jamais vu dans l'histoire du monde, il parle de principes que l'on peut constater dans l'histoire (et Braudel 50 ans plus tôt avait déjà fait ce constat).
Le monde entier copie le mode de production occidental, les vêtements, le mode de vie et même la religion (le christianisme, certes pas né en Europe mais qui a connu une effervescence considérable en Occident) et il rappelle alors une vieille question : comment l'Occident peut aller en Afrique, en Asie pour faire sa loi tandis qu'on a plus vu depuis 500 ans, un souverain de ces contrées faire de même ?
Le premier point est intéressant : La concurrence et les échanges entre nations occidentales. Pour faire bref, selon Ferguson, La Chine a connu des tensions internes mais n'a jamais rattrapée l'Occident malgré ses avancées technologiques. Il apparait que selon les travaux de Kenneth Pomeranz que dès le XVeme siècle, l'européen moyen était plus productif et plus riche que son équivalent chinois. Pourquoi ? D'après Ferguson, c'est dû au fait que les Chinois n'ont pas connu la concurrence telle que théorisée par les européens, et que les affrontements ne se sont pas fait entre une multitude d'entités équivalentes (ce qui n'encourageait pas à se surpasser) puisque les tensions sociales, révoltes ou les invasions se faisaient soit avec des peuples largement moins avancés soient des pures guerres civiles avec peu d'intérêts qui n'incitaient pas la Chine à progresser (révolte des turbans, lutte contre les mandchoues etc). Ferguson blâme également le confucianisme qui est pour lui plutôt un symbole d'immobilisme que de progrès.
Deuxième point : la science.
A cela il oppose la science occidentale qui s'est imposée à la croyance par une ouverture d'esprit née avec la Réforme et poursuivie par les Lumières (exemple : dès 1540 le Coran est imprimé en latin), au monde islamique, qui a par exemple interdit l'imprimerie ou les observatoires du fait des autorités religieuses (rappelons que jusqu'au XIXème siècle dans les plus prestigieuses universités du monde musulman, on enseignait encore la Terre comme centre du monde et que l'univers était une sphère). Cette science sera garante de la supériorité technologique de l'Occident (qui a amené de facto à une supériorité militaire).
Néanmoins ce que je pourrais reprocher à cette théorie c'est que Ferguson ne prends pas en compte le fait que le monde musulman a aussi connu la chute de la domination maritime, le fait que la Méditerranée ne soit pas plus le seul lieu du commerce mondial, et la difficulté pour ces peuples d'aller coloniser etc.
Troisième point : La propriété privée et la règle de droit : Selon lui la propriété privée a modelé nos institutions pour les stabiliser et ont permis de servir les intérêts des entrepreneurs et des aventuriers au détriment des rentiers comme ce fut le cas en Amérique du sud avec la Révolution bolivarienne.
Là encore je ne serais pas si catégorique : Ferguson omet de préciser que la différence entre l'Amérique du Nord et l'Amérique du Sud réside également dans le fait que ce ne sont pas les mêmes sociétés (créoles/indigènes), ce ne sont pas les mêmes modes d'indépendances et de gouvernement colonial (rien qu'entre le Brésil et le monde hispanique, il y a beaucoup de différences), ce n'est pas le même type de colonisation ni de système économique en général etc. Cette réduction à la propriété privée est certes juste, mais incomplète selon moi.
Quatrième point : la médecine.
Source d'amélioration de l'espérance de vie et surtout qui a permis aux occidentaux de coloniser des continents hostiles comme l'Afrique (20% des fonctionnaires coloniaux mouraient de maladie, 40% des effectifs de la conquête de Madagascar, le temps moyen d'hospitalisation était de deux semaines par an pour les colons) et donc que par les progrès de la médecine et avec l'Afrique en laboratoire géant (ce qui est triste à dire) certaines méthodes ont pu s'acquérir très efficacement pour lutter contre toutes sortes de maladies.
Cinquième point : La fameuse société de consommation que tout le monde répudie tant.
Malgré tout cela reste une grande source d'industrialisation. Industrie qui a permis aux occidentaux de conquérir techniquement et militairement le monde. Ferguson déborde aussi sur le fait que cette société de consommation nous a permis de séduire d'abord l'Europe "dissidente" de l'Est mais aussi et surtout le monde entier depuis les Meiji, qui en s'habillant comme des occidentaux malgré le mépris réciproque évident à l'époque, voulaient clairement montrer leur appartenance au monde occidental. Il n'y a qu'a voir les dessins de la guerre sino japonaise ou les Chinois sont caricaturés en Asiatiques caricaturaux et les Japonais représentés quasiment comme des Blancs.
Sixième et dernier point : La religion et l’éthique du travail qui en découle. Ce point fait écho à un grand débat entre Braudel et Weber.
Ferguson reprend la thèse de Weber pour la réfuter, selon lui le christianisme dans son ensemble porte les valeurs d’honnêteté et de travail qui font l’éthique du travail.
La force des pays protestants serait venu de leur taux d’alphabétisation supérieur (du fait de l'importance chez les protestants de lire la Bible seul et donc d’être lettré - comme cela a déjà été montré par Emmanuel Todd dans L'invention de l'Europe). Ce qui n’empêche pas que les catholiques portaient les mêmes valeurs (cf les entrepreneurs catholiques allemands, français et belges).
Ferguson voit de plus une corrélation entre la hausse de l'athéisme en Europe et une baisse de notre éthique de travail. En effet, l'Europe est le continent le plus athée (à quelques exeptions comme l'Irlande/l'Italie/la Grece ou la Pologne) et celui où l'on travaille le moins, pour lui la corrélation est indéniable.
C'est un point de vue intéressant mais auquel je n'adhère pas vraiment.
Ferguson explique ce désenchantement pour la religion par les Européens, non pas à des événements comme la Révolution française ou Mai 68, ou la période hippie (que les USA ont connu aussi tout en restant un pays très religieux), mais du fait que les religions centralisées (en situation de monopole donc) se sont écroulées à l'inverse des églises protestantes américaines qui se livrent une concurrence féroce entre elles pour récupérer les fidèles et modeler leurs discours selon les besoins des fidèles (comme le montre Raymond Boudon dans Croire et savoir). Il rappelle également que l'athéisme est actuellement une "anomalie" en diminution constante dans le monde. Et que l'homme européen a remplacé le Christ par de "nouvelles croyances" new age ou alors purement dans l'idéologie (qui est un point de vue auquel j'adhère pour le coup).
Voilà pour les grands points du livre que j'ai tenté de résumer. Le fait que vous ayez lu ce résumé approximatif ne doit pas vous dispenser de lire ces chapitres qui sont bien plus complets et bien plus intéressants que la description que j'en ai faite.
Cependant, le livre ne se conclut pas là-dessus et se poursuit par un chef d'entreprise chinois qui pense que, dans la Chine d’aujourd’hui où personne ne fait confiance à personne, le Christ donne une base morale nouvelle entre personnes différentes et une certaine garantie d’honnêteté et de sérieux au travail.
Ferguson fait également un point sur la montée de l'Islam en Europe (on sent l'influence de sa femme).
Ferguson conclut finalement en pensant que selon lui la Chine ne s'effondrera pas, qu'il faut défaire le couple sino américain pour une montée de pragmatisme en politique étrangère, ce dont moque selon lui Obama (encore président des Etats-Unis à la sortie du livre).
Enfin, il pense que le déclin occidental vient de deux choses : l'excès de relativisme et le déclin occidental du manque de l'enseignement de la culture occidentale et de son histoire dans l’éducation (qu'il voit comme résultat d'un mépris des théoriciens pour le par cœur et le savoir formel et d'un relativisme ambiant). Selon lui il faut retrouver la confiance en la supériorité de notre civilisation et in fine notre sentiment de l'appartenance à celle ci.
Il cite notamment des textes fondateurs qu'il faudrait connaître selon lui pour renforcer cela (comme c'est un anglais, ses références sont essentiellement britanniques mais en tant que français on peut citer Racine, Montesquieu, ou même Jean-Baptiste Say à la place). Il cite La bible du Roi Jacques, les Principia de Newton, La richesse des Nations de Smith, Traité du gouvernement civil de Locke, Réflexions sur la révolution de France de Burke, De l'origine des espèces de Darwin, les pièces de Shakespeare, les discours de Churchill et de Lincoln, etc.
J'adhère en grande partie aux thèses du livre bien qu'en y apportant certaines nuances aux passages les plus polémiques (que je soupçonne d'être idéologiques par moment, et par les solutions apportées par l'auteur) mais l'argumentation reste convaincante et c'est une lecture extrêmement enrichissante qui balaie un bon nombre de thèses ancrées dans les esprits sur la prétendue responsabilité de l'Occident sur le non-développement des autres pays.
Je pense que ce livre se complète bien avec celui de l'écrivain français Philippe Nemo : Qu'est-ce que l'Occident ? dont j'ai déjà fait la critique sur ce site. Deux excellents ouvrages que je recommande absolument.