Tout ou rien...
C'est ce genre de film, comme "La dernière tentation du Christ" de Scorsese", qui vous fait sentir comme un rat de laboratoire. C'est fait pour vous faire réagir, et oui, vous réagissez au quart de...
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le 6 sept. 2013
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L'histoire a longtemps vécu dans le mirage de l'histoire universelle héritée des Lumières, comprendre une histoire très centrée sur l'Occident. Ferro étudie la manière dont différents pays transmettent leur histoire aux enfants : principalement à travers les manuels scolaires, mais aussi le cinéma (moins la littérature), voire la tradition orale. Chaque chapitre, d'environ 20-30 pages, commence par une chronologie de l'histoire du pays, puis développe l'étude d'un ou plusieurs manuels. Il y a une illustration entre chaque chapitre. Je ne suis pas bien sûr du niveau scolaire sur lequel Ferro s'est concentré, je dirais que c'est quelque chose autour du CM1-CM2.
I - L'histoire "blanche" : Johannesburg.
On commence fort, avec une plongée dans les horreurs qu'on enseignait aux enfants Boers dans les années 1960, avec un véritable plaidoyer pour le génocide des Bushmen, et des mythes fondateurs comme le Grand Trek qui colorent une partie du reste de l'histoire. En contrepoint, une histoire noire essaie de sortir du mythe des "homelands" indigènes d'Afrique du sud.
II - L'histoire décolonisée : l'Afrique noire.
Figure légendaire de Chaka, sa virilité surnaturelle, son martyre qui annonce l'apocalypse blanche. Transmission de l'histoire lors des fêtes de chefferie, dont on donne une image positive. Histoire enseignée par les colons. Nouvelle histoire postcolonisation, qui insiste sur l'unité africaine. Grand silence en ce qui concerne l'islam, et les traites arabes du XIe s., reléguées dans l'hypothétique, voire le silence. Tradition antichrétienne swahilie.
III - Note de lecture sur une variante : Trinidad, la réaction exorciste.
A Trinidad, le cours commence sur la mosaïque d'origines qui forme la société et le fait que chaque civilisation a un héritage positif à apporter à l'Humanité. Chacune bénéficie d'un traitement égal. L'esclavage est décrit par des exemples inattendus, comme les Anglais amenés à Rome comme prisonniers de César.
IV - Aux Indes, l'histoire sans identité
Une histoire moralisante, qui évite les allusions aux dangereux voisins de l'Inde (Arabe, Turc, Persan, Afghan). Le système des castes est montré comme un malheur, mais coupé de son lien avec l'hindouisme. Beaucoup d'épisodes mythiques hindouistes, mais édulcorés. On évoque à peine l'invasion des Huns, l'empire des Guptas n'est montré que dans ses aspects positifs (on passe son apologie de la dénonciation). Les succès de l'islam sont voilés ; Robert Clive, patron de la East India Company, est montré comme un individu très rusé. Fiction d'une résistance ininterrompue face aux Anglais. Contrepoint de la vision de Kipling.
V - Histoire de l'Islam ou histoire des Arabes.
N'est histoire que ce qui contribue à l'accomplissement de l'Islam. Des variations, selon le degré d'arabité : en Egypte, légère condescendance vis-à-vis des Arabes, à la différence de l'Irak. Conquête arabe montrée comme une libération. Selon le degré d'arabité, on insiste sur les Abbassides (l'islam passe devant l'arabité) ou non. En Iraq, on passe sous silence Inb Khaldoun, car il a de l'empathie pour les Juifs.Nasser héros de BD. L'histoire arabe fait remonter l'impérialisme au XVe s. et arabise Saladin (d'origine kurde). En Algérie, le Maghreb est montré comme la résistance millénaire de royaumes bédouins aux différentes vagues d'envahisseurs. Le nomadisme n'est pas montré en mauvaise part comme en France.
VI - Variante persane (et turque).
L'Iran fournit l'histoire islamique la moins arabisée. "L'hostilité envers les Arabes puis envers les Turcs est plus forte que l'hostilité envers le sunnisme". Le zoroastrisme n'est pas dénigré au nom de l'Islam. Ali est présenté comme le 1er imam chiite et correspond au profil du paysan iranien. Au XIXe, la haine du Russe et de l'Anglais prend le relais de celle de l'Arabe.
La Turquie est le seul pays qui donne une image positive d'Attila, Gengis Khan, etc... Ils sont montrés comme les introducteurs en Occident des valeurs chevaleresques.
VII - Du Christ-roi à la patrie et à l'Etat : l'histoire vue d'Europe.
En Espagne, représentation chaque année de Moros y Cristianos, une pièce sur la Reconquista, dans le village. Puis on passe au système éducatif nazi, qui misait beaucoup sur l'audio-visuel (les manuels nazis n'arriveront que pendant la guerre). Des ajustements (on évite de parler de la révolution française, thèse de l'Allemagne encerlée). Note sur le Juif Süss. En France, des personnages suscitent la cristallisation de débat : Jeanne d'Arc (retour sur l'affaire Thalamas), la Réforme, les origines françaises. L'identité provinciale peut élaborer une contre-histoire. Passage de l'histoire-manuel Lavisse à l'histoire par réappropriation de dossiers (Ferro est plutôt enthousiaste).
VIII - VIsages et variations de l'histoire en URSS (1917 -1992)
Marx voyait l'histoire comme une science, s'étant inspiré de Darwin pour le concept de lutte des classes. Première histoire du parti par Zinoviev, révisée 2 fois par Staline. Trotski est expulsé, mais Staline le sera aussi après 1956 ! Il n'est cité que pour Stalingrad. L'impérialisme russe varie, réévaluation de figures nationales (Pierre le Grand, Koutouzov...) à partir de 1936. L'histoire du monde est orientée autour des révoltes populaires, du coup les chevilles chronologiques sont différentes. Les Varègues sont exclus du roman des origines, car d'origine germanique. Gloire d'Alexandre Nevski. Ds le récit de la Grande Guerre Patriotique, on dénonce le cynisme britannique.
IX - L'histoire, sauvegarde de l'identité nationale en Arménie
Histoire d'un pays qui n'a été qu'exceptionnellement indépendant (189-66 av. J.-C., puis aux IXe-XIe s.), cela passe par une propension à glorifier les martyrs. La domination perse est montrée comme "courte" (4 siècles). Tigrane n'est pas un Vercingétorix arménien, mais un grand roi qui a été trahi. La conversion de Dertad (Tiridate III) est un moment fort, celui de l'enracinement chrétien. Pas de mention du schisme de l'Eglise arménienne après Chalcédoine. On glisse sur 2 siècles de domination arabe pour ne s'attarder que sur les soulèvements dramatiques. Pas de mention de la diaspora, pourtant très fournie. Martyrologue du génocide de 1915. Soviétisation de l'histoire après 1918. Dans les manuels de la diaspora, le nationalisme est encore plus vivace.
X - L'histoire vue de profil : la Pologne.
Peu de chose sur l'après 1945. Décalage entre histoire officielle et celle transmise à la maison. Thème du résistance à l'envahisseur tout de même glorifié dans les programmes, avec des arrière-pensées vis-à-vis de l'URSS. Récit édulcoré de l'écrasement de la révolte de Kosciuszko par les Russes en 1795. Tabou sur les années 1919-1920 (essai de soviétisation). Retour du religieux.
XI - Notes sur les incertitudes de l'histoire en Chine
4 objectifs du professeurs en RPC : patriotisme, internationalisme, morale socialiste et enseignement par le travail. Différences entre les manuels de RPC et de Taiwan, sur différents sujets. A Taiwan, vers 1960 l'idée d'un monde extérieur est exclu des petites classes. A Taiwan, étude des dynasties de Chine ancienne. En RPC, étude des révoltes paysannes, périodisation différente. A Taiwan, l'empire des Ch'in vu comme un état centralisé. La RPC en dénonce le féodalisme, alors qu'il détruit les principautés féodales.
XII - L'histoire au Japon : un code ou une idéologie ?
L'enseignement connaît peu de pluralisme au niveau des manuels, il forme le kokutai et transmet l'idée que contrairement aux autres pays, le Japon a toujours été unifié par un empereur. Ses légendes, la succession de ses dynasties à la généalogie compliquée servent de réservoir d'exemples de qualités morales : Yamato-no-Takeru, premier héros du Japon ; le clan Minamoto, qui combine piété filiale et obéissance à l'empereur ; le clan taira, qui donne l'exemple d'un sacrifice tragique que l'on retrouve aussi dans l'histoire des quarante ronins. A partir de 1900, une logique d'occidentalisation va glorifier le mérite individuel, avec des exemples étrangers comme B. Franklin, d'Aguesseau, Edison, Colomb... Il y a une réaction à partir des années 1930, avec la glorification du passé maritime. L'étranger n'est montré qu'en mauvaise part. Retour à la logique xénophile après 1945, mais aujourd'hui les deux tendances sont aux prises.
XIII - L'histoire "blanche" en déconstruction : les Etats-Unis.
Grande inégalité d'accès à la connaissance. 1er manuel écrit en 1823 par J. Prentisse, où l'on trouve le mythe du paradis à construire. Jusqu'en 1914, l'histoire américaine mettait l'accent sur les dissensions, les luttes. A partir de la Grande Guerre, les conflits sont édulcorés (y compris celui de la guerre de Sécession, dont on condamne surtout les effets négatifs) au profit d'un unanimisme optimiste. C'est comme comparer Naissance d'une nation et Autant en emporte le vent. Abandon dans les années 1970 de l'idéologie du melting pot (réaction des WASP contre l'arrivée des immigrés irlandais, italiens, etc...) au profit de celle du salad bowl. Selon les lieux, l'histoire s'atomise au profit de visions propres à chaque communauté. Long développement sur l'émancipation noire, ou l'histoire irlandaise (les Fenians au Canada, les Molly Maguire...). Nouvel enseignement par réappropriation de dossiers, exposés. Une histoire assez autocentrée tout de même, avec en fond l'idée de destin particulier de la nation américaine qui perdure.
XIV - Notes et lecture sur l'histoire "interdite" : Mexicains-Américains, Aborigènes d'Australie
Chapitre court, avec développement d'une histoire chicano (immigrés mexicains aux Etats-Unis), et surtout sur les Aborigènes d'Australie. Dans les manuels australiens, l'effondrement de leur population est suggéré sans explication. Une enquête de tradition orale fournit seule les indices d'un génocide similaire à celui des Indiens d'Amérique du Nord. Parallèle avec les Pueblos.
XV - Analyse d'une crise : 1939-1945 revu et corrigé
Comparaison du traitement de la seconde guerre mondiale selon les pays. Ferro y recycle des passages du chapitre VIII sur la Grande Guerre Patriotique.
XVI - Quelle histoire pour l'Europe ? Deux pages de recommandation aux rédacteurs de manuels européens.
C'est un livre qui n'est pas sans défauts : parfois, on ne sait plus bien si Ferro fait un récapitulatif historique pour le lecteur ou s'il paraphrase, pour ensuite le commenter, le manuel dont il parle. L'érudit en moi aurait aimé avoir des références précises de pagination. La conclusion, sur la dychotomie histoire officielle-histoire populaire est un peu bouche-trou.
Mais la démarche est prodigieusement féconde. Ce livre suscite bien des réflexions, des interrogations et tout en nous en apprenant beaucoup sur le rapport des autres peuples à leur passé, il nous renvoie beaucoup à nous-même. Derrière se pose la question de la manière dont on peut maintenir vivante une tradition historique.
Créée
le 16 sept. 2015
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