Ferré vu par sa belle-fille : une affaire d’amour, de fric et de chimpanzé.

« Des armes et des mots c’est pareil
Ca tue pareil »
Léo Ferré, Le chien.

Les artistes et autres célébrités de tous poils jouissent généralement d’une certaine aura qui, parfois éblouit les hagiographes prêts à ajouter leur petite contribution à l’édification d’un mythe.
Il y a de nombreuses idées reçues autour de Léo Ferré, chanteur, musicien et poète dont on s’apprête à célébrer les vingt ans de la disparition. Et c’est après bien des années de silence qu’Annie Butor, celle qui fut sa belle-fille, livre un portrait sans concession du chanteur de Saint-Germain des Prés.

A toi
C’est au début des années 50 que Madeleine Rabereau rencontre Léo Ferré, chanteur précaire qu’elle présente à sa fille alors âgée de cinq ans comme étant un « monsieur très gentil ». Annie Butor rencontre ainsi celui qui fut, durant plus de dix-huit ans son beau-père, celui qu’elle surnomme rapidement Pouta.
Entre les deux adultes, c’est une relation intense qui commence. Léo Ferré travaille ses chansons et Madeleine, en femme érudite et soucieuse fait plus que le soutenir dans sa vie d’artiste. Elle lui donne des conseils, retouche certains de ses textes, lui indique comment il doit se comporter sur scène afin de capter le public, afin de ne pas avoir l’air trop rigide. Conseils qu’il adopta. Car selon lui, finalement, elle avait toujours raison.
Léo Ferré le reconnaît lui-même : « Collaboratrice, animatrice, correctrice, Madeleine est tout à la fois ».
« Il avait trouvé en Madeleine, répétait-il à l’envi, à la fois le corps et l’esprit, la beauté, l’intelligence, la culture. « Pour moi, le bonheur c’est ma femme », continuera-t-il à affirmer pendant des années. » (p.67)


Dichotomies
Annie Butor note de nombreuses contradictions entre la vie qu’il menait et l’éthique qu’il professait. Léo était peut-être le premier à se raconter des histoires, avant même que journalistes et biographes improvisés ne veillent à répandre ce qu’il professait.
A noter la troublante présence d’un prêtre lors de son enterrement. Etrange pour cet anarchiste qui, après le purgatoire du petit séminaire (période qui lui coûta son innocence) s’est évertué à fuir la religion, quand il ne la vomissait pas.
D’autre part, Ferré a toujours eu du mal avec l’argent. Celui qu’on a, ou pas. Celui que l’on taxe. Une sorte de contentieux tacite que l’on retrouve tant dans sa vie que dans certaines de ses chansons :
« Faut être régule
Avec l'état
Foutre une virgule
A cet argent là
Et tu te retrouves Titine
Ton bas rempli de centimes »
Chante-t-il dans Du coco.
L’état de délicatesse vis-à-vis de l’oseille, il le démontre assez tôt à Annie, alors qu’il tente de lui bourrer le mou à base de phrases toutes faites, bâties à l’emporte-pièce :
« « Propriétaire, on loue toujours pour la vie », là j’étais d’accord.
« La propriété c’est le vol », je ne comprenais plus.
« Le fric : c’est la liberté », il avait encore raison. » (p.36)
En bon anar, Léo vitupérait contre la bourgeoisie, classe qu’il méprisait au plus haut point :
« La bourgeoisie : « c’est dans la tête ». L’anarchie : « c’est un état d’âme » ».
« Un bourgeois, c’est aussi, paraît-il, celui qui veut posséder », enchaînait-il, alors. Je peux vous l’affirmer, Léo était un vrai bourgeois ! »
Il achète l’île du Gesclin et la déclare en SCI afin d’échapper au fisc. Il l’appelle la SEA : Société d’encouragement pour les arts. Il en sera de même des autres biens immobiliers acquis par Ferré, tous mis en société.
Abusivement taxé de chanteur à la Rolls, Ferré n’en demeurait pas moins un amateur de belles voitures.

Un homme de caractère
En marge de cela, Annie Butor évoque un Ferré difficile, égocentrique, pouvant faire preuve de chantage (il offre une voiture à Annie tout en lui demandant de ne plus fréquenter un certain garçon). Il pouvait se montrer vindicatif, susceptible, sans concession, mais cela, l’amateur éclairé le savait déjà au regard des biographies de Pierre Belleret et de Louis-Jean Calvet. D’autre part n’est-ce pas cette force, cette hargne et cette sensibilité unique qui font apprécier son œuvre à part ?
Et que dire de cette figure de solitaire qu’il entretenait. Il se posait en porte à faux avec le reste de la profession. Peu de chanteuses semblaient trouver grâce à ses yeux. Il croyait avoir un contentieux avec Aznavour, n’appréciait ni Brel, ni Béart et ne supportait pas le concept d’art mineur de la chanson cher à Gainsbourg.
Malgré ces traits de caractère, Léo Ferré n’en demeurait pas moins un type drôle, clownesque, plein de tendresse et de générosité envers ses deux femmes.

Pépée
L’arrivée de Pépée, une chimpanzé, va tout chambouler dans ce cocon familial. Rapidement considérée comme la deuxième fille, Annie se sent mal à l’aise face à ce chimpanzé qui devient vite violent, incontrôlable. Mais le couple protège l’animal en minimisant ses exactions. Persuadé qu’ils sont en présence d’une bête « si intelligente, si mignonne » qu’ils parviendront à socialiser. Léo et Madeleine laissent Pépée faire tout et n’importe quoi au sein du Château de Perdrigal.
Annie se sent vite dépassée par les événements. Léo et Madeleine n’entendent rien à ses récriminations et c’est impuissante qu’elle observe le couple sombrer dans la folie.
« Pépée était une garce, méchante. […] Ses colères étaient effrayantes. Sa force la rendait dangereuse. Ses bras étaient terrorisants, redoutables, ses exigences violentes. »
Annie Butor décrit une chimpanzé capricieuse, colérique et dangereuse. Pire, contrairement à ce que pensait Léo, elle n’avait rien de naïf et savait même se montrer pernicieuse.
Suite à une chute, Pépée a attrapé la gangrène. Léo ayant quitté le foyer, Madeleine se retrouve seule à Perdrigal et fait abattre la chimpanzé devenue incurable.
« Elle ne se remettra jamais de la mort de sa Pépée (trop) adorée, ni des calomnies de certains journalistes charognards qui en ont fait leur miel, non leur boue, en reprenant la version de Léo le fuyard, en employant les expressions les plus dures et les plus accusatrices : ils parlèrent de vengeance, de « massacre », d’ « assassinat » de tous les animaux. » (p179).

La réhabilitation d’une mère
Pour Léo comme pour Madeleine, cet épisode est un drame et chacun des deux reste inconsolable. Mais Léo, lui, a la fibre artistique. Désormais personnage public, il compose Pépée en hommage à sa chimpanzé décédée le 7 avril 1968. Si la chanson est sublime, elle peut également être considérée comme une façon de rentabiliser le chagrin, un moindre mal. Cette chanson magnifie au possible une histoire douloureuse, alors que Léo lui-même ne parvenait plus à supporter le tempérament de la chimpanzé.
Madeleine est alors reléguée au trivial rôle de l’hystérique de service alors qu’elle fut à tour de rôle impresario, metteur en scène, secrétaire, garde-malade, muse, ménagère et comptable, entre autres. Elle ira même jusqu’à demander à la môme Piaf de chanter une des chansons de son époux. Sans succès.
Difficile, au regard de l’omniprésence de cette femme dans la vie et l’œuvre de Léo Ferré de comprendre comment elle a pu être reniée à ce point, gommée de son œuvre comme de sa vie. Et c’est précisément ce qu’Annie Butor tente de faire à travers cet ouvrage. Le cœur de ce livre ne vise pas tant la délation ou la calomnie vis-à-vis de Léo Ferré mais davantage la réhabilitation de sa mère, véritable femme courage, crucifiée sur l’autel du mythe Ferré.
D’aucuns pourront déprécier ce travail qui écorne l’image de Léo Ferré. Reste que ce dernier avait probablement raison, Les idoles n’existent pas :
« Il n’y a pas d’idoles. Non. L’idolâtrie est littéraire ou imbécile. Il n’y a que des hommes, et encore… »
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le 7 mars 2014

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Anthony Boyer

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