Imaginez… Nous sommes au festival de Cannes. Un jeune réalisateur inconnu et roux (Christophe Gans a abandonné le projet en route) est venu présenter un film dans lequel des nazis templiers liés à d’étranges puissances extraterrestres tentent de conquérir le pouvoir mondial. Interdits face à tant d’audace et de génie, le jury et la direction décident d’un commun accord d’annuler toutes les palmes d’or précédentes et de saborder le festival : il n’y aura plus qu’une seule Palme d’or pour l’éternité et elle reviendra à l’adaptation du Codex Déus. C’est un peu ce qui est arrivé dans la réalité à Alexandre Schoedler en 2011, année où son fabuleux roman d’action ésotérique nimbé d’un érotisme moite a remporté le seul est unique Prix des Internautes jamais décerné (mais dont le jury a préféré conserver son anonymat).
Mais comme le dit la réplique cinématographique devenue adage, Alexandre Schoedler ose tout, et c’est d’ailleurs à ça qu’on le reconnaît. C’est pourquoi il nous revient quatre ans après avec un nouveau roman prêt à rafler tous les prix littéraires, à commencer par Le prix des Internautes 2015, que l’on ne devrait pas tarder à voir surgir.
Quant à l’adaptation cinématographique, l’auteur a tout prévu puisqu’elle existe déjà et qu’elle s’appelle Usual Suspects. Ttttt… je vous entend d’ici : « Usual Suspects, c’était il y a vingt ans, c’est pas possible », « Usual Suspects ? Le film dans lequel on s’aperçoit qu’en fait c’est l’handicapé le tueur ? ». Un jour, promis, dès que j’aurai un peu de temps, je vous causerai faille spatio-temporelle, théorie de la relativité, Albert Einstein, Emmet Brown et Marty McFly.
En attendant, revenons à nos moutons : Dark Secrets, sous-titré « Le prix du sang », édité par les courageuses éditions Sudarènes et leur imprimeur qui n’ont sans doute pas mesuré l’effort logistique exceptionnel qu’ils devront fournir afin d’assurer l’approvisionnement des hordes de fans de ce futur best seller prêtes à déferler sur les librairies françaises.
« Futur best seller ? Comme tu y vas ! », vous dites-vous. D’abord, je vous signale que l’on ne se connaît pas assez pour se tutoyer. Ensuite, que ce roman est préfacé par James Ellroy qui est, comme le dit l’éditeur sur son site, un « célèbre écrivain et scénariste américain, spécialisé dans le roman noir et le roman policier historique ». Ça vous en bouche un coin ? Attendez un peu d’avoir lu la préface en anglais et en français. Ellroy, dont on arrive pas très bien à déterminer s’il a commencé par écrire le texte en anglais avant de le passer à la moulinette de Google Translate pour le traduire en français ou s’il a suivi le chemin inverse du français à l’anglais est – et je pèse mes mots – proprement enthousiaste.
« You will love it, beware, there is a new crime author rising!
The smoking gun of a master piece is ahead of you! »
Les anglicistes du fond, vous êtes gentils, vous arrêtez de pouffer, merci. Si c’est comme ça je passe aux extraits en français puisqu’il semblerait que James Ellroy sois plus à l’aise dans la langue d’Alexandre Schoedler : « L’action est diablement bien jouée. Ce jeune auteur sait nous tenir en suspense permanente, avec des protagonistes qui ont tous quelque chose à cacher. »
Si vous n’êtes pas déjà convaincus qu’il faut lire ce roman et que James Ellroy est bien l’auteur de cette préface, je veux bien relire le Codex Déus.
Keyser Söze… quand vous avez vu Usual Suspects, en 1995, vous vous êtes dit que Christopher McQuarrie, le scénariste, avait vraiment cherché le nom le plus couillon du cinéma pour son méchant. Vous n’étiez pas seul. Alexandre Schoedler a donc décidé de jouer l’alliance subtile du sérieux (on est tout de même dans un thriller), et de l’original. Son méchant à lui, le truand indomptable et mystérieux, s’appelle donc Dias Bolic. Non. Vous ne rêvez pas.
Dias Bolic, on peut s’en douter, c’est un type qui fout les miquettes. Presqu’autant que Keyser Söze en fait, mais avec un nom beaucoup plus effrayant. Il est d’ailleurs amusant de comparer la scène de la révélation de l’implication de Dias Bolic dans la sombre affaire dont s’occupent les enquêteurs dans Dark Secrets et celle de Usual Suspects.
Dark Secrets :
« —Oui… oui, il commence à marmonner des bribes, je te rappelle…
Non. Attends ! Il se réveille !!
—Zenovo Mosta !
—Attends, il parle, je ne comprends rien, envoie-moi un mec qui parle le croate !!
—« DIAS BOLIC ! »
—« DIAS BOLIC !! »
—« DIAS BOLIC !!! »
—OH merde ! Appelle John Strayton à la justice ! On a un problème ! lança Franck, le visage blême d’effroi. »
Incontestablement, la scène écrite par Alexandre Schoedler est bien plus forte. D’après certains chercheurs spécialisés en stylistique, cela tient en grande partie à ce que l’on appelle « l’utilisation pyramidale de la ponctuation exclamative » – cette manière qu’à l’auteur de faire une montée puis une descente dans l’usage des points d’exclamation sous la forme « ! - !! - ! » – suivie sans transition d’une « montée exclamative paroxystique » sous la forme « ! - !! - !!! » qui, sans préjudice de la poésie inhérente au rythme particulier de l’écriture schoedlerienne, charge la scène d’une tension proprement insoutenable. Et l’on ne peut que regretter que Bryan Singer et Christopher McQuarrie se soient abaissés en 1995 à tenter de plagier d’une manière aussi évidente l’œuvre en gestation dans l’esprit lumineux de l’écrivain niçois.
Là, les plus concentrés d’entre vous (il y en a) me disent donc : « C’est bien gentil tout ça, mais on en est à la deuxième chronique sur le bouquin et vous ne nous avez toujours pas dit de quoi ça parle ». Tout d’abord, je vous remercie d’avoir lu aussi la chronique précédente et tenu compte par la même occasion du fait que je préfère que l’on se vouvoie. Ensuite, pour le résumé, c’est très simple, il est là : https://fr.wikipedia.org/wiki/Usual_Suspects#R.C3.A9sum.C3.A9
Je sais par ailleurs que les fidèles d’Alexandre Schoedler attendent avant tout de savoir si l’écriture, la ponctuation, le sens de la métaphore et de la comparaison sont aussi parfaitement agencés et acérés dans Dark Secrets que dans Codex Déus.
Au début, c’est pas gagné. Mais après quelques pages d’échauffement…
Il y a d’abord, il faut le signaler, un net progrès en ce qui concerne la ponctuation. On a parlé plus haut de l’usage remarquable que fait Alexandre Schoedler des points d’exclamation ; on remarquera aussi la disparition des […] remplacés ici parfois par les trop souvent délaissés points-virgules et deux points :
« Un briquet Zippo est jeté. Il fend l’air, impactant sur la flaque : des flammes surgissent ; en une fraction de seconde, la traînée s’embrase : les pupilles des yeux grands ouverts d’effroi du mort gisant à coté miroitent le halo des flammes infernales surgissantes. »
Je l’avoue bien volontiers, j’ai choisi là une phrase qui regroupe un peu tout ce qui fait le sel de la plume de l’Ellroy de la Baie des Anges : ponctuation ; syntaxe personnalisée […] et néologismes.
On trouvera ainsi, tout au long du roman tous les marqueurs de l’écriture schoedlerienne :
La note de bas de page dans la page et sans appel de note :
« Après un bref assaut et des explosions de grenades CS (*gaz lacrymogène +paralysant) ».
L’abréviation :
« Le divisionnaire avait le visage fermé lorsqu’il découvrit que leur homme avait quitté les lieux subrepticement, en laissant juste sur un morceau de papier un numéro de tél. à moitié abouti… ».
Les textes en VO :
« —C’est la description d’un Fantôme que vous nous faites là, Mr le Divisionnaire Bérenger.
Si, una mysterioso, questa. Un inspecteur de la brigade de répression du banditisme de Rome prit la parole […] »
La concordance des temps :
« Après qu’ils eurent terminé les Antipasti, il lui demande :
"au fait, que faites-vous ce week-end ? Quelque chose de prévu ?" »
Et, last but not least les scènes d’érotisme trouble avec erreurs de conjugaison et partenaires contorsionnistes :
« Dans une étreinte effrénée, ils ouvrèrent mutuellement leur pantalon pour se donner du plaisir à deux, il lui murmura à l’oreille, tu m’achèves là… Tu m’asservis…Aaaah.
Elle se baissa pour prendre son membre dans sa bouche.
Ainsi que lui ses seins l’un après l’autre, puis elle lui avala son gland goulûment en le massant avec la langue. »
D’aucuns peineront à passer la première page. D’autres liront avec un plaisir non dissimulé cette longue dissertation ponctuée de perles hilarantes d’un élève de troisième travaillé par la puberté. Car une fois qu’Alexandre Schoedler accepte de s’éloigner un peu du scénario de Usual Suspects pour ajouter des yakusas, des flics de Scotland Yard et des monégasques, on touche le sublime, la quintessence de cet écrivain que le monde de la littérature – par jalousie, par mépris de ceux qui réussissent sans forcer tout ce qu’ils entreprennent – boude encore.
Oubliez la rentrée littéraire. Dark Secrets est enfin là.
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