"Ce qui est, à mon sens, pure miséricorde en ce monde, c'est l'incapacité de l'esprit humain à mettre en corrélation tout ce qu'il renferme. Nous vivons sur une île de placide ignorance, au sein des noirs océans de l'infini, et nous n'avons pas été destinés à de longs voyages. Les sciences, dont chacune tend dans une direction particulière, ne nous ont pas fait trop de mal jusqu'à présent; mais un jour viendra où la synthèse de ces connaissances dissociées nous ouvrira des perspectives terrifiantes sur la réalité et la place effroyable que nous occupons: alors cette révélation nous rendra fous, à moins que nous ne fuyions cette clarté funeste pour nous réfugier dans la paix et la sécurité d'un nouvel âge de ténèbres".
L'appel de Cthulhu (1926)
N'est-ce pas le propre d'un grand écrivain que de magnifiquement introduire sa nouvelle tout en décrivant à la perfection l'état du monde un siècle après lui ?
Une lecture moderne de cet incipit lumineux consisterait à comprendre que plutôt que de mettre en relation (ou parce qu'ils l'ont trop bien fait) crise climatique (et, tiens, ses ouragans à caractère de plus en plus exceptionnel), exposition des inégalités et sacralisation la finance, les hommes préfèrent replonger dans une ère mortifère et religieuse.
Mais cela manquerait infiniment d'élégance et de style.
Génie du hasard, l'édition française de ce texte est publiée aujourd'hui dans un recueil intitulé (fruit d'une traduction poétique mais aléatoire) "dans l'abîme du temps".