Quelque part dans le recueil, l’auteur parle d’« un sourire étrange, inconscient, un sourire de l’innocence la plus cruelle » (p. 60 de la réédition Ombres) : manifestement, il est de ceux pour qui le mal est partout. Une génération après Mirbeau, une avant Lovecraft, c’est comme si Ewers faisait le pont, empruntant au premier ses individus guidés par leurs pulsions érotico-mortifères, et annonçant le macabre et l’horreur pure qui serviront de motifs récurrents au second. Des onze nouvelles réunies dans Dans l’épouvante, aucune ne présente de personnages principaux sains d’esprit : un jeune homme se prend pour un oranger, une petite fille de bonne famille s’intéresse à l’éléphantiasis, un Anglais respectable se passionne pour de sanglants paris…
Cela n’est pas sans susciter quelquefois le malaise – comme chez Lovecraft, du reste –, à la lecture de ces portraits d’un étudiant juif caricatural (dans « Le Juif mort », p. 142) ou d’une mulâtresse forcément sanguinaire et lubrique (dans « La Mamaloi »)… Ce n’est guère étonnant, sous la plume d’un adhérent du NSDAP – « par opportunisme », précise la préface, mais dès 1931 ! –, suffisamment pro-nazi pour que le Reich lui confiât la rédaction d’un livre sur Horst Wessel, mais suffisamment anti-nazi pour transformer l’hagiographie attendue en un récit scandaleux, au point que ses livres seront interdits par le régime à partir de 1935.
L’auteur est suffisamment malin pour placer les idées les plus étranges dans la bouche de ses personnages. Ce n’est pas lui qui affirme que des années de prison ne sont rien pour un « homme du peuple » mais qu’une journée derrière les barreaux est profondément injuste pour un fonctionnaire ou un avocat, ce sont les juristes de « Ces messieurs de la cour ». Ce n’est pas lui qui affirme que « l’artiste, c’est une femme ; comme une fille, il provoque les pensées, se laisse prendre et violer et il accouche de ses œuvres en d’horribles tourments » (p. 54), c’est le peintre du « Cœur des rois »… Cependant, quand un personnage déclare qu’« il y a un tragique, à l’effet paralysant duquel nous ne pouvons nous soustraire que par l’humour, et, où est l’histoire qui n’ait pas à un moment de quoi nous faire rire ? » (p. 89), il est certain que Hanns Heinz Ewers parle à travers lui.
Pour en revenir au recueil lui-même, quelquefois marqué, donc, par une sorte de grand-guignol, je me plais à penser que ses récits les plus marquants – à mon sens « La Sauce tomate », « Le Cœur des rois », « Ces messieurs de la cour » et « La Mamaloi » – intéresseront autant les lecteurs de fantastique et d’horreur en quête de petites pépites oubliées du genre, que les profanes, qui remarqueront que le fantastique et l’horreur déployés ici utilisent finalement les mêmes procédés que la littérature classique : « Journal d’un oranger » pourrait être de Kafka, « Le Cœur des rois » de Balzac et « La Jeune fille blanche » de Mirbeau, qu’il n’y aurait rien à redire.


P.S. à l’attention des éditions Ombres : embauchez un bon correcteur. Dans l’épouvante présente bien des oublis de mots, fautes de grammaire et coquilles – ce qui est gênant quand le « viol » de la page 68 devient un « vol » à la page 69 !

Alcofribas
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le 5 janv. 2018

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