Ce n'est pas gagné....

Dans les yeux du ciel, Rachid Benzine, Le Seuil

Elle s'appelle Malika. Elle est prostituée dans un pays arabe, on ne sait pas trop lequel : Algérie, Egypte, Tunisie , un peu des trois sans doute. Prostituée de mère en fille. Sa mère était une pute de garnison. « Ce n'est pas une expression. C'est ce qu'elle était ». Une bonne place, songeait-elle, « de petits gains par client, mais toute une caserne de clients. Et un service sanitaire assuré par l'Etat. » Malika, orpheline à douze ans, passe pour une « petite salope, aux bas de soie trop grand pour ses jambes maigrelettes. » Le temps a passé mais le métier est resté le même. Sauf que Malika est « travailleuse indépendante » ; « on a les fiertés qu'on peut ». Elle loue un studio loin de chez elle pour tenter d'assurer un autre avenir à sa propre fille. Et les rumeurs étant celles qu'elles sont et les voisins aussi, elle prend la précaution de faire apposer une fausse plaque d'avocate d'affaire sur l'immeuble où elle reçoit.

Malika fait son métier, mais dans un pays à la « moralité féodale ». Elle aime bien ses voisins, « mais la peur de voir leur honneur éclaboussé par la fréquentation d'une femme de mauvaise vie les transformerait en hyènes ». Ses clients aiment bien l'insulter ou lui porter des coups « comme si leur plaisir était une punition », mais quelquefois la « tètent comme des agneaux ». D'autres sont aimables, mais dans ce pays, cette société, dans ce métier « on apprend très vite à se méfier des gentils. Ce sont souvent des pervers redoutables ou des agents des renseignements » qui vont demander un service : « On ne vit pas dans ce pays si on ne dénonce pas de temps en temps quelqu'un ».

Malika a un seul ami, Slimane, un jeune poète, homosexuel, « pute » comme elle. Un ami qu'elle aime et dont elle va finir par être jalouse quand il trouvera une âme soeur mieux accordée à son orientation sexuelle.

Les deux vont être pris dans les passions et les tourments d'un soulèvement populaire qui secoue et finira par emporter le régime. Slimane, qui est blogueur à ses heures, va en devenir, moyennant le silence gardé sur ses mœurs, une des figures les plus populaires. Malika est plus dubitative : le métier de « pute » requiert de la stabilité. Et si elle a envie de se mêler « aux insurgés », car elle veut « respirer le pays », si elle s'éblouit de voir tant de femmes dans la rue « bien plus que la société n'en tolère d'ordinaire », elle n'aime guère, dans une foule révoltée, devoir enjamber les cadavres ou savoir que des viols sont perpétrés à la faveur de la multitude. Certes, des groupes de protection se constituent-ils pour protéger les manifestations mais « ce sont souvent des barbus » ; quant aux militaires, ils demandent des certificats de virginité aux manifestantes célibataires et expulsent celles qui ne peuvent en présenter en considérant qu'elles étaient des prostituées. »

Le régime tombe, les premières heures sont exaltantes, mais on croise aussi « des milliers d'hommes et de femmes scandant le poing levé des versets du Coran. Tels des slogans d'un ordre nouveau. Demain est déjà là ». « L'Histoire nous fixe rendez-vous pour la gueule de bois du siècle »

Ce livre, qui, au-delà du lumineux portait de Malika, manque sans doute d'épaisseur romanesque, est une fable lucide, cruelle, terriblement déprimante.

Rachid Benzine n'est pas romancier, c'est un essayiste, spécialiste de l'islam, qui a co-écrit avec le rabbin Delphine Horvilleur « Dix mille et une façons d'être juif ou musulman ». Ici, du point de vue littéraire, l'essayiste prend trop souvent le pas sur le romancier. Mais, pour être un peu rêche, ce beau récit de la dissidence des corps dans une société arabo-musulmane en révolte est comme un cri de fierté, une pierre blanche le long du chemin de l'émancipation individuelle.

Malika – et c'est sans doute la pépite du livre- ne quitte jamais son petit tapis de prière, pour se purifier entre deux clients. Le problème n'est pas la religion, il est ailleurs, nous dit l'auteur.. Pour sûr, ce n'est pas gagné.....