Roman paru en 2020, essentiellement inspiré de personnes ayant réellement existé et œuvre témoignage des enfants laissés pour contre d'un pays aussi inégal socialement que dramatiquement surpeuplé, "De l'autre côté du pont" est une incursion très réaliste dans cette Inde qui ne dispose pas des moyens de venir offrir le minium de qualité de vie à ses enfants des rues. Mais c'est aussi une tribune pour ces gens mobilisés qui veulent les aider et une histoire touchante d'enfants débrouillards ayant à grandir plus vite pour survivre. C'est également un magnifique histoire d'amour sororal.


Viji et Rukku sont sœurs, et après une énième altercation avec leur père violent, qui cette fois à lever la mains sur elles, les sœurs quittent le foyer familial. Pour Viji, la cadette, il est de son devoir de prendre soin de sa sœur, qui a un handicap d'une nature qui n'est pas précisée dans le roman, mais qui semble se traduire par une forme de déficience intellectuelle. N'empêche que Rukku, à défaut de faire des phrases complexes, faits de magnifiques colliers avec des perles! Bref, les deux jeunes filles vont devoir apprendre à subvenir elles-même à leurs besoins, jusqu'à ce que leur route croise celle d'un petit chien et de deux garçons, Arul et Muthu, des rues, qui habitent un pont vétuste et travaillent en tant que chiffonniers ( des trieurs de matières recyclables pigées à même les monticules d'ordures des décharges). Leur quotidien sera rythmé par leur travail salissant et puant, la création des bracelets de perle, de chapardage de nourriture de mariage, d'altercations avec des gangs rivaux, de pluies diluviennes, de thé chaï et de milles autres petites anecdotes. Jusqu'au jour où une épidémie semble rafler de plus en plus d'enfants, la dengue.


Comme bien des romans qui portent sur des enjeux sociaux et sur une réalité difficile, l'autrice ( une océanographe, comme c'est original!) a eu le bon goût de garder le tout simple, sans grandes phrases alambiquées ou scènes hollywoodiennes. C'est Viji qui raconte et petite différence ici, la narration au "je" côtoie de près la narration au "tu". Un élément qui traduit assez bien l'importance de Rukku aux yeux de Viji, mais qui aura aussi donné un indice sur la fin, vu le temps de verbe choisi.


La sororité, puis la fraternité ( sans filiations de sang) sont des thèmes majeurs. La collaboration, le soutient, le partage, l'empathie et l'entraide sont des valeurs fortes au sein du petit quintuor. J'imagine qu'il doit être plus simple de survivre au sein d'un groupe dans la rue, car on en croisera d'autres.


Le sort des enfants est bien sur l'un des thèmes les plus marquant, pas seulement pour les enfants orphelins déambulant des les rues, mais aussi pour les enfants en situation de handicap ou vivant avec un trouble. Contrairement à nos pays occidentaux, l'Inde semble avoir bien du mal à intégrer ses enfants à besoins particuliers, pas seulement d'un point de vue des institutions, mais aussi de la conception même du handicap, perçu, me semble-t-il, comme une tare, une honte qu'il faut cacher. On semble confondre handicap et maladie mentale, même. Pourtant, Rukku nous le montre tout le long du roman, elle a de belles forces, elle a une perception des choses très pure et très empathique. Même Viji est obligée de reconnaitre qu'elle tente souvent de la couver alors que Rukku est capable de prendre des décisions.


Puisqu'il est question des personnages, sachez que celui de Viji est inspiré d'un jeune fille réelle, nommée "Indira", et que les personnages de Muthu, Arul et Rukku sont également inspirés de personnes côtoyées par l'autrice.
La maison de madame Célina est inspirée d'organismes réels également, qui prennent en charge des enfants des rues pour leur fournir les besoins primaires telles qu'un toit, de la nourriture, des médicaments et une éducation. Quatre pages de notes de l'autrice , à la fin, vous en diront plus sur les éléments réels qui composent ce roman.


Il est si rare d'avoir une vue de l'intérieur de l'Inde en littérature jeunesse. Pour moi, il s'agit de mon premier roman sur ce pays, écrit par une indienne. On trouve d'ailleurs un glossaire au tout début du roman qui nous traduit les termes en tamoul, l'une des nombreuses langues parlées en Inde. Le roman a été rédigé en anglais indien, d'ailleurs et si cela vous étonne, sachez que l'Inde appartenait à l'Angleterre autrefois, ça n'a donc rien de surprenant.


On a aussi un rare aperçu de l'Inde ici, avec ses castes sociales extrêmement inégales, ses nombreuses religions qui se côtoient - pas toujours dans la paix hélas- ses mets épicés, ses enjeux sociaux, sa Nature et ses festivités. Un bref, mais intéressant plongeon dans la culture de ce pays si peu représenté en littérature jeunesse.


Que dire de plus sinon que ce roman m'a ému aux larmes, pas seulement pour toute cette joie et peine amalgamées ensemble, pas seulement pour le sort misérable de ces enfants ou pour ces étranges gens faussement altruistes qui leur fond la charité pour flatter leur égo, ou pour ce pays qui est si rude envers les femmes, mais surtout parce même dans ces endroits où on pense ne trouver que de la laideur, on y trouve finalement aussi beaucoup de beauté. Incroyable de voir à quel point des enfants peuvent murir si vite, se montrer résilients, débrouillards et solidaires même au plus bas de l'échelle. parce que ce sont des cas réels, je vous rappel.


Donc, c'est une très belle fenêtre sur un pays méconnu, peut-être aussi une belle opportunité pour les jeunes lecteurs de voir une réalité bien différente pour des enfants et ados de leur âge. Roman social, oui, mais roman d'aventure également! N'allez pas croire qu'un roman qui nous en apprend ne peut être par la même occasion ludique! Qui plus est, comme le souligne l'autrice, le phénomène de la pauvreté chez les enfants est un sujet qui touche tous les pays, pays riches et industrialisés inclus.


Et j'en profite pour souligner la remarquable couverture que j'aurais envie d'encadrer sur mon mur tant elle me plait.


Un roman jeunesse dont vous ne sortirez pas indemne, grand bien vous fasse!


Pour un lectorat du premier cycle secondaire, 13 ans+.

Shaynning

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