Fatiguant (je sais, elle était facile)

Jean-Louis Chrétien, auteur prolifique de la philosophie française, a écrit, en 1996, un étrange ouvrage, consacré à la question de la fatigue. Un sujet si peu abordé qu'il ne peut que surprendre. Chrétien a-t-il si peu à dire qu'il s'intéresse à un sujet pareil ? Ayant une sorte de porte de sortie, vers quelque chose où, de toute façon, personne n'ira le contredire ?
Pas certain.
Je ne connais Jean-Louis Chrétien que très relativement au niveau intellectuel, n'ayant eu le droit qu'à des articles sur Plotin. De la Fatigue est son premier ouvrage que je lis en entier mais il s'agit du 11ème livre du philosophe qui a alors 44 ans ... Je vous laisse méditer sur la production conséquente du bonhomme. Depuis, il a écrit 18 ouvrages, c'est rare quand même un philosophe capable de pondre un livre par an.
Serait-ce que son travail est vide de pensée ? Ou serait-on face à un philosophe d'une puissance rare ?
Une chose est certaine, il ne doit guère connaître les soucis de la fatigue, pour écrire autant. Ou alors, il les connait bien dans une lutte quotidienne. C'est en tout cas armée de ses quelques connaissances que j'ai commencé à lire son De la Fatigue.

L'ouvrage se présente comme une suite de chapitres très courts (16) qui entendent traverser l'histoire de la pensée et voir la place que la Fatigue a eu chez certains auteurs. Le but n'est évidemment pas d'inventer ce problème chez un auteur mais de voir comment quelques lignes en parlent et quelles considérations on peut en avoir.
Il y a un travail d'historien de la philosophie qui aurait pu m'intéresser. Malheureusement, ou heureusement selon certains, Jean-Louis Chrétien pose rapidement ses propres problèmes et les auteurs deviennent des moyens successif d'aiguisé ses questions personnelles même si, par moment, il fait des arrêts sur des auteurs qui, ne lui apportent rien à lui, mais lui permettent de répondre à leurs interrogations.
Il faut dire que la succession n'est en rien chronologique : Sartre, Aristote, Plotin, etc ...

Globalement Chrétien n'attaque pas le lecteur, ne le force pas dès le début et c'est peut être là sa faute.
En effet, les premiers chapitres servent surtout à se positionner sur les approches "classiques" du phénomène de fatigue. La tradition aristotélicienne qui y voit le résultat du passage à l'acte. L'héritage chrétien, qui y voit la différence entre Dieu, l’infatigable, et l'homme, avec évidemment une réflexion sur Jésus, au puits de Jacob, fatigué.
Malheureusement, une fois ce point là amené, Chrétien ne va avoir de cesse de s'intéresser à l'aspect chrétien et profondément déiste de la fatigue. L'ouvrage prend alors des allures de réquisitoires, de galvanisation personnelle et le sujet de la fatigue se mêle étroitement avec celui de l'amour dans une réflexion si théo-phénoménologique (j'ose le mot) que si on est pas l'auteur, ou si on ne partage pas un mode de pensée très proche, on ne trouvera rien à se mettre sous la dent.
Car Chrétien écrit souvent avec une forme de, je ne dirais pas poésie, mais de style littéraire qui cherche un dévoilement d'un au-delà. Pas de discours aride comme Kant ou de schéma clair comme Platon, une sorte de littérature qui ne se lâche pas pour autant dans la poésie mais qui rend certains passages, compréhensibles, certes, mais énigmatiques et parfois, osons le terme : labyrinthique. Chrétien nous fait perdre un auteur qui en lui-même semblait des plus clairs. Ce style peut agacer et m'agace, je ne le cacherais pas.

A travers la fatigue, Chrétien voit l'amour mais il voit, surtout, à travers la Fatigue et l'Amour, les deux éléments absolument nécessaire au christianisme, il y voit Dieu. Mais, le plus important, c'est qu'il inverse les rôles, la vraie fatigue, la notion de fatigue dans ce qu'elle a de bon, comme la notion d'amour absolu ne saurait exister sans le christianisme. Le mot est même lâché : toute la révélation philosophique possible via la fatigue, toute cette inversion dans l'être (la fatigue de l'existence avant même la fatigue de l'effort), n'existe pas si on est pas chrétien. Un athée ne fera jamais que la moitié du chemin et dans sa conclusion, Jean-Louis Chrétien se lâche avec un discours presque de mépris pour les athées qui jamais ne peuvent réellement aimer, pas plus qu'ils ne peuvent jamais être réellement car ils ne sont pas dans la connexion avec Dieu.
A partir de là, on comprend pourquoi Nietzsche, pourtant le seul auteur pour qui la Fatigue a pris une place centrale dans son oeuvre, est traité en dernier : il est l'anti-Chrétien (dans tous les sens du terme). Il est l'ennemi ultime qu'il faut combattre. Et à ce titre, la réponse de Jean-Louis est bien faible. Nietzsche parlerait dans le vide, le christianisme qu'il entend combattre serait "un fantôme" et Nietzsche apparaît, à la description de Chrétien, comme quelqu'un de très naïf et niais vu comment son œuvre est balayée en quelques lignes.

Si vous aimez l'histoire de la philosophie, un tiers du livre vous intéressera. Si vous n'êtes pas croyant et surtout, pas chrétien (car c'est le christianisme qui, seul, peut apporter la vraie connaissance semble-t-il), ce livre ne vous offrira rien, tant sa vision de Dieu est un Dieu fait homme, le Dieu de la messe, de l'église catholique et ferme toutes ses portes à des athées ou même des déistes.
Si vous aimez Nietzsche, alors là, c'est foutu à jamais.
Bref, vous risquez d'en ressortir avec peu de connaissances en plus, peu d'intérêts en plus, peu de quoique ce soit de supplémentaire.

Au demeurant, et aussi bizarre que ça puisse paraître, ça me donne envie de lire d'autres ouvrages de cet auteur. Je me dis que cette fougue doit venir de son jeune âge (44 ans quand même) et que sur certains sujet, il pourrait être moins retord.
mavhoc
4
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le 23 mars 2015

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mavhoc

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