La raison d'Etat ou la naissance du gouvernement de la domination

Il y aurait beaucoup de choses à dire sur ce traité, qui s'inscrit pleinement dans les réflexions et les pratiques du pouvoir à l'époque de son écriture.


En quelques mots (à propos de Botero). C'est un penseur politique et écrivain italien du XVIème siècle. Avant de s’occuper d’affaires proprement politiques et d’exercer son activité d’écriture, il a passé la première partie de sa vie dans des collèges jésuites à étudier puis enseigner en tant que professeur de rhétorique et de philosophie. C’est à partir de l’année 1582 qu’il a servi différentes personnalités politiques, dont le cardinal de Milan Charles Borromée, Charles-Emmanuel Ier de Savoie ou le cardinal Federico Borromée, jeune cousin de Charles. Il a alors rédigé ses trois œuvres majeures, à savoir : Des causes de la grandeur des villes (Delle cause della grandezza delle città, 1588), De la raison d'État (Della ragion di stato, 1589, mais 1598 pour la version définitive), Les Relations universelles (Le Relazioni universali, 1591-1596). Sa réflexion s’inscrit dans une période marquée par un anti-machiavélisme prégnant, en réaction à la rupture dans la rationalité du prince entre l’exercice du pouvoir et sa limitation par une morale religieuse . L’emprise de la morale chrétienne dans l’institution du politique et dans la politique demeure alors fondamentale. Sa rédaction de De la raison d’Etat se déroule ainsi avec le souci de limitation d’une rationalité politique par le divin, tout en prenant acte, sa pratique politique en tant que conseiller l’ayant éclairé, de l’usage banalisé dans les lieux d’autorité politique de l’expression de « raison d’Etat » .


 Plus précisément sur son livre. Il constitue le premier du genre consacré spécifiquement à la raison d’Etat, à sa conceptualisation philosophique, qui n’est donc pas œuvre purement individuelle, mais un prolongement des réflexions et évolutions politiques depuis l’ouvrage fondateur de Machiavel en 1515. Si ce livre se veut anti-machiavélien, et est innervé d’une pensée chrétienne modérant l’action du gouvernement, il reprend cependant la langue et les finalités qui sont celles de Machiavel. La lecture des deux premiers livres, servant de support à ce devoir, livre (partiellement) la vision botérienne de l’Etat, qui est une entité exerçant un pouvoir sur des personnes et sur un territoire. Elle explicite clairement la raison d’Etat, conçue comme principe cardinal de l’action politique, et qui consiste en un ensemble de savoirs, de connaissances pratiques et théoriques qui servent à guider l’action du prince et surtout à la conservation de l’Etat . L’auteur propose également une conception du politique originale, qui s’autonomise de toute autre morale le limitant. Ce politique est néanmoins simultanément absorbé par l’étatique et s’évanouit en quelque sorte dans la politique. Celle-ci est l’apanage du prince et des personnes qui gravitent autour de lui, est régulée par certains comportements et des vertus, et concerne les relations de paix comme de guerre, aux niveaux du territoire comme à l’international.

Dans les grandes lignes, son bouquin se veut à la fois une critique du machiavélisme (amoralisme de la politique et du prince, puisque Machiavel ne se pose même pas la question de la religion), et comme une tentative de conciliation de la religion avec le politique, qui est absorbé par l'Etat. Le souci, c'est qu'en posant la raison d'Etat comme la rationalité qui suppose fondamentalement la conservation de l'Etat lui-même, la raison religieuse n'est plus un dispositif encadrant la rationalité politique, qui se réfère donc à elle-même. D'ailleurs, toute l'action du prince est orientée vers le souci de conservation. Si son action peut accorder quelques libertés, instaurer une forme de justice entre ses sujets et lui, et entre eux, ce n'est uniquement que parce que cela ne nuit pas au développement de l'Etat.


Intéressant de constater également qu'en fait, l'institution de l'Etat est celle d'une domination. Domination sur les êtres humains, domination sur les choses, domination sur les espaces que l'Etat gère. Il n'est pas question de liberté, d'égalité entre les personnes composant l'Etat. Toutes les discussions et délibérations sont même prises en charge par le prince et les personnes compétentes (celles qui ont une forme d'excellence et de raison suffisantes palliant leurs intérêts et besoins personnels, ceux du "bas peuple" comme l'écrit Botero).


Botero établit également une sorte de première théorie économique, entendu que l'administration des richesses et de la production fait également partie de l'arsenal du prince. Sa conception précède les futures recommandations des mercantilistes.


A propos de la politique : elle nécessite une forme de prudence, une capacité à reproduire les choses telles qu'elles sont pour éviter de brusquer les populations. En cela, la science de l'Etat est proprement conservatrice, et s'oppose au changement politique (et social).


Je terminerai cette critique sur l'apport de Foucault sur le sujet. Il a beaucoup écrit sur le concept de gouvernementalité : il s'agit de la rationalité propre au gouvernement de la population. Or, le prince de Botero doit être capable de compiler des savoirs et des connaissances sur les préférences, les moeurs, les besoins de ses sujets. La raison d'Etat est l'expression et la condition même de la gouvernementalité. Toutes les statistiques et les grandes sciences sociales découlent ainsi de la nécessité pour l'Etat de mieux connaître sa population, afin de prévenir ses besoins et nécessité, pour également mieux la contenir en la contentant.


N.B : la forme de l'Etat peut exister quel que soit le type de régime politique (démocratie, aristocratie, despotisme etc). On comprend également mieux pourquoi il est la forme propice à l'accumulation capitaliste des richesses (la conservation et la protection des sujets étant assurées).


N.B 2 : Dans une perspective comparative avec Hobbes, il s'agit de déterminer quelles différences impliquent le mode d'institution de l'Etat et la substance que les deux auteurs lui donnent. (le Léviathan étant fondé sur un Contrat que chacun passe avec soi-même pour sortir de l'état de nature, tandis que l'Etat de Botero est fondé sur une institution qui peut se décliner de nombreuses manières, mais où la volonté d'un s'impose à une multitude).

Argentoine
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le 30 nov. 2016

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