"Le succès [...] de l'extrême-droite ne repose pas sur sa capacité à duper les gens naïfs"

Comment a-t-on pu en arriver là, comment la (résistible) ascension du RN peut-elle mener Marine Le Pen aux portes du pouvoir, au point de rendre son élection toujours socialement plus probable pour nombre d'individus et de commentateur·ice·s médiatiques du champ politique ? Ces questions, qui ne cessent d'agiter les professionnel·le·s de la politique, de l'information et autres personnalités prétendant à pouvoir énoncer une parole de vérité sur le monde social et politique, sont particulièrement bien traitées dans cette enquête menée par Félicien Faury. Il est rare de parvenir à tenir de nombreuses approches et outils de la sociologie (politique) ensemble, de manière aussi limpide et heuristique, sans tomber dans l'écueil du misérabilisme (les pauvres électeur·ice·s du RN qui expriment sans lucidité leur colère) ou du populisme (des électeur·ice·s qui font des choix exprimant les besoins du peuple, mais se trompent par "fausse conscience" raciste).

Comme il l'écrit à la fin de sa conclusion :

Étudier le Rassemblement national, comprendre ses électeurs, c'est aussi se rendre compte que ces derniers ne penchent vers l'extrême-droite que parce que le monde dans lequel ils vivent penche avec eux.

En effet, il entreprend dans cette enquête ethnographique, qui l'a conduit à vivre et suivre, interroger, discuter avec des électeur·ice·s ordinaires du RN, pour une large majorité des fractions stabilisées des classes populaires et des "petits moyens", essentiellement blanc·he·s, de chercher et d'exposer les conditions sociales de possibilité de la banalisation du vote pour le RN et de son élargissement social, donc du choix électoral individuel pour l'extrême-droite. Et contrairement à la plupart des commentaires médiatiques et provenant du champ politique lui-même, qui imputent tantôt à ce vote une "colère" ou un "dégagisme" vis-à-vis des acteur·ice·s établi·e·s, tantôt une personnalité autoritaire, raciste par "ignorance" vis-à-vis des étranger·e·s, l'auteur constitue l'idéologie raciste comme moteur et dénominateur commun des profils des individus et des motivations fondant le vote RN, en le liant aux dimensions matérielles de l'existence (par exemple, les services publics, le choix d'une école, du quartier résidentiel, les aides sociales, etc).

Comme il le rappelle, la sociologie française a longtemps évacué la dimension raciste de son analyse des ressorts du vote pour l'extrême-droite, en particulier pour les Le Pen, en insistant sur les dimensions souvent reliées aux propriétés populaires de cet électorat (motivations socio-économiques liées aux effets politiques et sociaux du néolibéralisme). Pourtant, en se fondant sur les propos récurrents tenus lors d'entretiens conduits dans les cercles sociaux qu'il a découverts à mesure du temps passé dans la région sud-PACA, terreau d'un survote pour le RN relativement à l'ensemble du territoire français, il relève l'obsession nourrie par ses électeur·ice·s sur l’accaparement de certaines ressources par certains groupes immigrés (essentiellement les Noirs et les Arabes, systématiquement présumés musulmans) et leur imposition d'un certain "style de vie" qui menacerait le leur, conçu comme une norme hégémonique du groupe majoritaire.

Le choix de Félicien Faury de s'appuyer sur l'approche et les concepts analytiques antiracistes de la sociologue Colette Guillaumin, analysant le racisme comme un système tant idéologique que matériel, partageant l'espace entre un groupe majoritaire et un groupe minoritaire, dont les frontières sont plus ou moins étanches, s'avère très pertinent tout au long de l'ouvrage, d'autant qu'il n'oublie jamais de les relayer à tout un ensemble de normes, d'aspirations et de jugements formulés par les individus sur les ressources sociales et économiques pour lesquelles ils se ressentent en compétition avec d'autres groupes.

Il montre ainsi de manière convaincante, en s'appuyant par ailleurs sur une très grande variété de travaux sociologiques, pour certains des classiques (Lazarsfeld, Converse, Gaxie pour les travaux portant plus sur les mobilisations électorales et préférences politiques ; Elias et Scotson, Bourdieu, plus largement), pour d'autres des travaux plus récents et situés (Schwartz sur la triangulation de la conscience sociale des individus de milieux populaires et de la petite classe moyenne ; les travaux analysant la dynamique du RN sous plusieurs angles), que c'est parce que la majeure partie des électeur·ice·s de cette région se sentent menacé·e·s dans leur position relative (entre des dominants accaparant les ressources les plus prisées du territoire, les obligeant par pression des loyers à choisir une résidence de seconde, voire de troisième zone, et des dominés racisés et racialisés, s'établissant dans des quartiers et villes perçues jusqu'alors comme des espaces marquées par la norme de blanchité) ; qu'ils estiment que les ressources communes sont "aspirées" par des immigré·e·s assisté·e·s, qui ne travaillent pas ; qu'elles importent leur mode de vie ("on ne peut plus boire de bières dans les centre-villes !") par éviction des pratiques stylisées comme "culturellement nationales" ; que les partis politiques établis concentrent des personnalités qui "se gavent", selon une économie morale populaire de la "mesure" et de la "décence", tournée autour du travail et de l'effort, que le RN est perçu comme le parti à même de défendre les aspirations de ce groupe cherchant à réaffirmer sa position et ses privilèges liés aux inégalités ethno-raciales.

Ceci est réinscrit dans des processus et résultats déjà bien établis, autour notamment du niveau de diplôme comme principale variable sociale prédictrice du vote RN. En effet, en raison notamment de leurs expériences scolaires plutôt dominées et contrariées, du fondement de leur position sociale sur un petit capital économique davantage que sur leur capital culturel (qui se situe donc plutôt "en bas à droite", en opposition aux élites culturelles (professorales, artistiques, journalistiques) localisées "en haut à gauche" dans le schéma de l'espace social élaboré par Bourdieu dans La distinction), ces individus appartenant à ces groupes sociaux, sont déjà plutôt disposés à rejeter les discours médiatiques diabolisant le RN ou caractérisant son choix par des attitudes ignorantes et beauf (en raison de leur racisme), ainsi qu'à critiquer les discours et prises de position "de gauche", identifiées comme naïves et privilégiant "la différence", les immigré·e·s et étranger·e·s.

Cependant, et c'est l'une des forces de cet ouvrage que d'avoir pu y accéder et en rendre compte, l'auteur montre que les électeur·ice·s du RN ne sont pas dupes de sa capacité réelle à pouvoir appliquer son programme (les limites institutionnelles et sociales sont parfois évoquées par les enquêté·e·s), ni de la proximité que ses cadres peuvent entretenir avec les illégalismes décriées concernant les autres formations partisanes, ce qui permet de nuancer l'un des jugements les plus souvent formulés au sujet de ce vote, à savoir qu'il s'agirait d'une expression "anti-système". Enfin, l'auteur prend en compte la dynamique d'institutionnalisation du RN (d'où l'insistance comme résultat sur sa "normalisation") au sein du champ politique, en comparant notamment son offre à celle, très médiatisée, d'Eric Zemmour, dont les faibles attrait et connaissance de son programme par l'électorat du RN l'a surpris. L'inscription durable dans le paysage politique français du RN, mais plus encore, de la figure de Le Pen (dynastique), lui procure des gains de familiarité, fidélisant un électorat qui opère ses choix de par ses préférences politiques, mais surtout sa connaissance pratique de l'espace politique et des prises de position des acteur·ice·s, ce qui accorde une prime aux formations installées. Cela ne surprendra pas les lecteur·ice·s et pratiquant·e·s assidu·e·s de la sociologie, étant donné que ces individus n'investissent que peu de leur temps dans le suivi de l'activité politique, ce qui engendre une faible connaissance et une méfiance pour Zemmour, perçu comme un arriviste, de manière similaire à Macron. À l'inverse, ce sont les fractions notabilisées et au fort capital économique, procurant un véritable sens au jeu politique, qui ont surtout voté pour Eric Zemmour lors des élections de 2022. Si Zemmour propose une ligne anti-immigration qui parait à l'analyse scolastique encore plus conforme aux aspirations racistes de cet électorat, c'est la banalisation des propositions du RN, qui semblent avoir perdu une partie de sa radicalité aux yeux du public (son installation dans le paysage médiatique en est probablement responsable, ainsi que la diffusion d'un discours revendiquant ce choix, de plus en plus audible, dans les espaces sociaux fréquentés par ces personnes). Enfin, j'ai trouvé très intéressant la manière dont il analyse la capacité que ces électeur·ice·s peuvent avoir à mobiliser des transformations législatives (par exemple les lois sur l'interdiction de signes religieux dits ostensibles dans l'espace scolaire) ou à se saisir des transformations sociales subies par l'État social (par exemple les revenus de transfert se raréfiant et la mise en concurrence de services publics comme l'école) pour justifier leur choix électoral ou, par "capillarité", se sentir légitimes à tenir des discours racistes plus affirmés ou à imposer leurs conceptions dans des rapports interpersonnels. C'est le cas d'une mère de famille posant le retrait du voile comme condition à la venue dans son domicile d'une amie musulmane de sa fille, réassurée dans sa demande par la loi de 2004, qui devrait selon elle être généralisée à l'ensemble de l'espace public.

On retrace mieux les raisons de l'installation du RN dans les choix électoraux, loin des paniques médiatiques et politiques, faussement effarouchées, qui du même geste condamnent et entretiennent la place du RN dans le paysage politique français, au sein d'une population dominée, mais dominante du point de vue ethno-raciale. En retranscrivant simplement leurs discours, on mesure déjà l'obsession raciste nourrie par ses électeur·ice·s, qui fonde leur vision de l'espace social et de l'espace politique, avec une place toute spécifique de l'islamophobie, à l'origine d'une "racialisation conspiratoire" - expression née sous la plume de Reza Zia-Ebrahimi dans son étude historique sur l'antisémitisme et l'islamophobie -, qui fait naître une sorte d'islamophobie de "Schrödinger" (expression personnelle, car pour une même pratique, les musulman·e·s sont à la fois perçu·e·s comme victimes d'un déterminisme culturaliste total, mais aussi volontairement provocateur·ice·s). Comme les schèmes de perception politique ne sont pas universellement partagés, cela explique des perceptions si différentes des formations partisanes, se divisant entre ceux ayant une "préférence pour l'étranger" et ceux défendant une "préférence nationale" aux yeux des électeur·ice·s frontistes. Cela permet aussi de se départir d'une vision, par ailleurs très scolaire et scolastique, partagée par les commentateur·ice·s des "courses de chevaux électorales", de "gagnant·e·s" et de "perdant·e·s" de débat, puisque ces évaluations sont fondées sur les propres catégories d'entendement et de jugement des personnalités politiques, des discours et des positionnements sur l'échiquier (entretien d'une enquêtée à l'appui, jugeant que MLP a très bien défendu sa vision face à Macron en 2017, selon elle qui a "su le voir").

À ce titre, j'aurais apprécié que Faury s'attarde encore davantage sur la formation de ces catégories de jugement et d'appréciation de l'espace politique par les électeur·ice·s, sur leur éventuelle conversion, bien qu'il ait déjà retracé leurs trajectoires sociales et de rapprochement idéologiques du RN, qui demeure un "catch-all party". Mais dans l'ensemble, j'estime que c'est une très bonne enquête sociologique, qui concrétise ses ambitions théoriques et critiques des présupposés politiques (ne pas vouloir redoubler la critique moralisatrice pour racisme) et scientifiques (colorblindness et préférence pour des facteurs de classe exclusifs de logiques d'hybridation avec le racisme) d'un ensemble de travaux étudiant le RN et les ressorts de son vote, avec une analyse très dense et plurielle du matériau recueilli. Ses résultats démonétisent largement les approches de la gauche travaillant à catégoriser une partie de l'électorat comme des "fachés pas fachos", qui essaieraient alors de s'adresser à un électorat qui de toute façon exprime un certain "dégoût" pour la gauche identifiée comme un adversaire pour le groupe social (ce qui accrédite d'autant plus la critique déjà adressée au "rousselisme"), ainsi que les critiques très factuelles (et scolaires) adressées au RN, qui "trahirait" son électorat en construisant un programme incohérent d'un point de vue temporel ou du point de vue de ce qui serait concrètement possible, témoignant d'un biais légaliste. Il faudrait selon lui plutôt proposer une vision du monde alternative, fondée sur des propositions de mise en commun des ressources, sur le démantèlement de structures capitalistes, et en véhiculant d'autres affects concurrents à ceux du RN, travaillant à défaire la série "d'évidences" martelées par le RN et diffusées par des courroies de transmission médiatiques, institutionnelles et de socialité dans l'espace social. Marque de la constitution de son terrain, aux délimitations parfois floues, puisqu'il semble suivre le tracé des relations interpersonnelles des électeur·ice·s, il est finalement peu question des espaces professionnels, au sein desquels les schèmes politiques individuels et collectifs se forment, et au sein desquels les discours d'émancipation peuvent être énoncés grâce aux structures collectives dont les syndicats sont l'institution la plus installée (et cependant démonétisée). Cela atteste sans doute aussi de la lente individualisation de l'emploi et de la déstructuration des collectifs de travail, liée aux nouvelles pratiques managériales, au morcellement des métiers et aux politiques néolibérales. Bien qu'il constitue ces dernières comme un facteur de montée du vote RN comme un vote "normal", structurant mais très macrosocial, donc peu visibles et dicibles par les enquêté·e·s, l'auteur aurait pu davantage les réinscrire dans les grandes transformations des espaces sociaux locaux et nationaux. Il aurait aussi pu davantage accéder aux et restituer les marques de conflictualité au sein même du groupe "majoritaire" des "petits moyens", ce qui aurait permis de mieux saisir la manière dont l'ascension du RN demeure résistible.

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le 2 juin 2024

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