Dans tous les sens
Pratiquant la sociologie du travail sauvage, je distingue boulots de merde et boulots de connard. J’ai tâché de mener ma jeunesse de façon à éviter les uns et les autres. J’applique l’expression...
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le 1 oct. 2017
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Comme le sous-titre l’explicite assez bien, Dériville traite des situationnistes et de la question urbaine… La précision peut sembler inutile, mais ce n’est pas « la question urbaine chez » ou « pour » ou « d’après les situationnistes » : d’ailleurs, ce qui peut déstabiliser au cours de la lecture, – particulièrement au début, mais par la suite encore régulièrement –, c’est qu’on ne sait pas toujours si l’auteur propose une analyse en son nom ou au nom des compagnons de Debord. Peut-être, après tout, se situerait-il implicitement dans leurs rangs. D’ailleurs, littérairement, certaines phrases peuvent faire passer la Société du Spectacle pour un livre de lecture : « tout se passe comme si, à leur niveau, les situationnistes essayaient de décrire sans préjugés l’expérience affective-nomadique de la ville avec le vocabulaire inapproprié de la vulgate matérialiste, tout en critiquant les effets nocifs de ce schéma de conditionnement qu’ils voient concrètement à l’œuvre dans l’urbanisme utilitaire et fonctionnel du zoning » (p. 50) ; je défie quiconque de ne pas avoir besoin de relire cette phrase.
Bref. Quoi qu’il en soit, il arrive assez fréquemment que les meilleurs connaisseurs d’une discipline soient ses pratiquants. Que Bruce Bégout pratique ou non cette fameuse dérive, dont « tout […] dérive » (le jeu de mots facile apparaît dès la page 24), c’est-à-dire « un dépaysement total, à savoir une déquotidianisation, une rupture radicale des gestes, des attitudes, des jugements qui constituent la vie courante » (p. 25), il sait qu’il faut la distinguer « de cette pérégrination surréaliste qui met essentiellement l’accent sur la rencontre amoureuse ou magique, sur l’écart poétique et romantique qui rompt la routine “bourgeoise” », en ce qu’elle « excède la quête éperdue de l’insolite. Elle a […] une vocation scientifique et politique. C’est un jeu, mais un jeu sérieux » (p. 26-7).
À un lecteur comme moi, qui vois dans le surréalisme une imposture plus manifeste que le situationnisme, ce portrait en creux d’André Breton en touriste n’est pas pour déplaire… Et pour un lecteur qui connaît le goût de Debord pour le jeu sous toutes ses formes – un passage ultérieur traite sujet –, cette dernière phrase agit comme un signal. Tout Dériville fonctionne ainsi : en (re)cousant ensemble les différents domaines d’activité du situationnisme, il (re)met en lumière l’unité – autrement dit, probablement le plus petit dénominateur commun entre Debord, Jorn, Wolman, Chtcheglov, etc. – d’un mouvement qui a fait du chaos un terrain de jeu, et qui à ce titre passe facilement pour une meute de dingues plus ou moins doux et bien décidés à se ravager les cellules hépatiques sous couvert de révolution.
Et ce qui assure cette unité, le noyau du situationnisme, c’est la ville. D’une part « car, selon eux [les situationnistes], derrière chaque urbaniste, se cachent un curé, un policier et un marchand » (p. 24). D’autre part, parce que « la totalisation capitaliste, qui correspond en réalité à une fragmentation concrète de l’existence (aliénation, séparation, isolation), ne peut être contrée que par une autre totalisation qui, elle véritable, propose une reconfiguration générale de l’expérience sensible et s’oppose de front à l’atomisation des sensations et des pratiques. […] Seule l’architecture, en vertu de sa nature englobante, peut s’opposer à l’hégémonie moderniste de la dysphorie » (p. 67).
Et l’on retrouve l’hésitation dont je parlais au début de ma critique : ces lignes, qui constituent une analyse de la position situationniste, ne dépareraient pas dans d’autres livres de Bruce Bégout. On pensait déjà à Zéropolis (2002) ou à Lieu commun (2003) en lisant que « l’expression architecturale du capitalisme est constamment double : des zones sans charme, à l’agencement précaire et low-cost, où stocker en masse les marchandises et ceux qui les consomment ; des sièges sociaux high-tech et mirifiques, construits par les étoiles de l’architecture mondiale, où les décideurs contemplent l’espace banal et désenchanté qui les entoure et les fait vivre. Entre les deux, rien » (p. 19). Et qui a lu la fiction le ParK (2010) en trouvera une traduction théorique : « Il est étonnant de constater que, lorsque les situationnistes imaginent de nouveaux lieux, ce qu’ils décrivent ressemblent beaucoup à des parcs d’attractions. […] Bien souvent ce que les groupes artistiques-révolutionnaires ont promu comme révolte n’a été que l’anticipation de l’ordre futur. Ils n’ont eu que du flair. Aussi le développement d’une esthétique nomadique et orgiaque par l’industrie culturelle du néolibéralisme de trente dernières années ne serait-il pas la récupération falsificatrice des idéaux situationnistes, mais leur accomplissement authentique » (p. 59-60).
Autrement dit, dans Dériville, Bégout philosophe – critique de philosophie, si l’on préfère – rejoint Bégout écrivain.
Créée
le 16 déc. 2017
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