L'auteur, Tibor Déry, fut un grand écrivain de la Hongrie communiste, qui participa à l'insurrection de Budapest en 1956 et fut donc emprisonné, jusqu'à ce que la communauté internationale d'Occident se mobilise et obtienne sa libération. Tibor Déry me fait un peu l'effet de ces auteurs communistes, comme Soljénitsyne, que l'Occident a encensé parce qu'ils étaient dissidents plutôt que pour leurs qualités littéraires, mais bon. Cela n'implique pas que lesdites qualités littéraires soient usurpées, du reste.


Derrière le mur de briques est un recueil de nouvelles de longueur variable qui traitent du quotidien, très terre-à-terre, de personnages vivant dans la Hongrie communiste des années 1950. Autant dire qu'il faut vous attendre à des cours d'usine désaffectées, des parents malades, du ventre vide, de l'impression d'enfermement, etc... Amateurs de joie de vivre, passez votre chemin. Mais le ton change d'une nouvelle à l'autre, et ce recueil réserve quelques surprises appréciables.


Derrière le mur de briques suit la journée d'un ouvrier d'usines, Bodi, qui a assisté à des vols de courroies dans son usine et qui, au milieu d'une ambiance de laisser-aller et de fraudes généralisés, décide d'en informer son supérieur.


Il rentre chez sa femme après avoir été absent pour migraines. Une forme possible du remords.


Les nouilles au pavot s'ouvre sur un aparté assez iconoclaste qui explique que cette histoire se passe en 1919 mais que la petite fille au centre du récit est ensuite devenue maire en Transdanubie. Toute l'histoire est vu à travers les yeux d'une fillette, Lonci. Tout le monde meurt de faim peu avant la république des conseils, mais un jour sa mère revient, l'air mécontent (il est probable qu'elle se soit prostituée), avec un sac de farine et de sucre. Elle prépare des pâtes au pavot qu'elle met dans une petite marmite qu'elle confie à la fillette : il faut les porter à la Maison d'arrêt où est détenu le grand frère, Joszy.


Mais en chemin, la fillette succombe, mange toutes les nouilles qu'elle partage avec un chien. Envahie par le remord, elle va tout de même rendre visite à son frère, qui comprend tout en voyant la marmite. Au moment de partir, elle vomit tout.


Le papillon blanc est une nouvelle à la première personne. C'est une jeune femme, Erszebet, qui s'amusait à allumer les hommes sans s'offrir à eux qui parle. Elle cache qu'elle n'a pas de petit ami et va à la place aux réunions de la Fédération de la Jeunesse Travailleuse en inventant un petit ami fictif, Joska. Mais la mère se doute de quelque chose. Le même jour, Erszike reçoit des avances de Joska (un cadre du parti qui existe réellement) et de M. Tarnoki, le vieux cordonnier du coin de la rue.


Joska finit par obtenir ce qu'il veut, au cours d'une promenade sur la Colline aux Roses. Dans sa casquette, elle ramène un papillon blanc. La mère le voit et démystifie le mensonge selon lequel elle serait allée au cinéma. Erszebet va se marier, ce qui sonne comme la fin de l'innocence d'une petite peste.


La chambrée s'amuse se passe dans la chambre d'hôpital n° 217, où sont parquées des femmes handicapées, aux corps plus ou moins difformes. Elles attendent avec impatience la venue du médecin, qui annonce à l'une d'elle qu'elle sera bientôt opérée. Il y a une ambiance assez cordiale, même si l'une des pensionnaires est un peu la victime à qui l'on vole des affaires dans son sommeil (si bien qu'elle emporte sa valise pour aller aux toilettes).


Surtout, le soir, quand les lumières s'éteignent, tout le monde va au théâtre : madame Galambos récite des pièces (ce soir, Roméo et Juliette), et les pensionnaires commentent avec bon sens la scène du balcon et le dénouement (mourir d'amour, tout de même !).


Amour raconte la libération de B., un prisonnier politique détenu pendant 7 ans. Il sort un peu hébété (sa libération est une surprise), puis prend le taxi jusqu'à l'adresse de sa femme. Le chauffeur de taxi refuse de le faire payer. Il rencontre la concierge, qui lui dit que sa femme n'est pas encore rentrée du travail.


Pour survivre, elle sous-loue une partie de son appartement et ne vit que dans une chambre de bonne. Lorsqu'elle rentre, l'émotion les submerge. Tous deux ont vieilli, mais leur amour demeure.


Philémon et Baucis : deux retraités font passer l'après-midi chez eux. Ils préparent le dîner. C'est l'anniversaire de la dame, et le mari a prévu de lui offrir un appareil d'audition. Mais des fusillades et des explosions éclatent dans la rue. Au début, le vieil homme prie pour que sa femme ne s'en rende pas compte. Un jeune homme entre, gravement blessé.


La femme dit au mari de l'accompagner jusque chez des voisins. Le vieil homme est blessé : sa femme y va et se fait tuer en chemin. Lui reste à se vider de son sang sur le canapé pendant que sa chienne se prépare à accoucher.


Joyeux enterrement. On suit les derniers moments d'un riche banquier, Ödon V. Le début de la nouvelle, plus longue que les précédentes, se focalise sur sa femme, une bourgeoise hystérique passionnée, qui empoisonne la vie de sa petite cour, incapable de gérer l'angoisse de la mort imminente de son mari (à propos duquel elle est dans le déni total, allant jusqu'à remplacer les piqûres de morphine conseillées par le médecin à titre palliatif par des piqûres de caféine qui provoquent chez lui des vomissements). Puis parmi les visiteurs vient Flora, une jeune étudiante et artiste, qui vient au chevet du malade. C'est leur dernier entretien, et le malade (il n'est jamais désigné qu'ainsi), qui a eu des sentiments pour la jolie Flora, livre des préceptes sur la vanité de la richesse, demande à voir une dernière fois le mont Gugger par la fenêtre, réfléchit aux changements de régime qu'a connu la Hongrie, à sa vie rangée, qui ne lui a rien apporté de marquant.


On revient ensuite à Mme V et à ses manoeuvres pour obtenir des obsèques grandioses : Ödon doit être enterré au Kerepesi, cimetière réservé aux hommes illustres de Budapest. Elle finit par obtenir satisfaction, et l'on raconte sur elle les pires horreurs. Un ami de la famille, un peintre, s'écarte et se recueille devant une tombe. Une vieille dame lui demande qui était la personne enterrée. Il répond que ce n'est personne en particulier : il porte le deuil de l'Humanité. Elle répond que ce n'est pas la peine : l'Humanité porte sa croix.


Ce que j'aime bien dans ces nouvelles, qui ne sont pas toujours faciles à suivre, c'est que leur dénouement n'est pas facile à prédire, mais qu'à chaque fois, il éclaire a posteriori le reste de l'histoire et nécessite une deuxième lecture, pour mieux saisir les éléments annonciateurs. Ces nouvelles, qui se centrent à chaque fois sur le quotidien d'une personne confrontée à une journée un peu particulière, se situent à hauteur de bitume, et se permettent même des allusions littéraires qui sentent un peu son jeune étudiant passionné de Shakespeare et de culture occidentale. Il y a de rares private jokes sur la scène culturelle hongroise, mais globalement je ressors avec une impression similaire au Dubliners de Joyce. C'est l'épaisseur de la conscience individuelle confrontée à son quotidien qui intéresse Tibor Déry, qui assène bien sûr des coups de canif au passage au système stalinien. La dernière nouvelle relève assez du procédé du stream of consciousness, et me rappelle l'atmosphère de Mrs dalloway : on suit les préparatifs d'une journée où un événement spécial est attendu, et au final tout suit son cours normal.


Il y a une sorte de candeur chez ces auteurs dissidents soviétiques : ils savaient qu'ils refusaient le modèle communiste, mais on a l'impression qu'ils idéalisaient notre mode de vie occidental, qui pour eux n'était synonyme que d'une chose : la liberté.

zardoz6704
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le 1 mai 2016

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