Le Tractatus de Moribus Condicionibus et Nequitia Turcorum (pas mal pour entraîner son latin) est un pamphlet de 192 pages publié à la fin du XVe siècle par un moine dominicain annonçant l'apocalypse grâce à l'arrivée imminente de la vague turque en Europe.
La parution, en 2018, de ce traité en version poche aura de quoi épanouir tout islamophobe en herbe, ce livre pose la question - toujours brûlante - des frontières de l'Europe et réveille l'inquiétude quant à ses frontières et son identité. Dans la tradition des Turcica, récits de voyage dans l'Empire ottoman, Georges de Hongrie devenu dominicain après son retour en terre chrétienne, nous relate vingt ans de captivité sur la rive orientale du Bosphore. Derrière son pamphlet théologique contre les « mahométans », germe une source d'intérêt, de fascination pour l'esthétique et « la beauté du diable ».
« Elle est tombée , elle est tombée, Babylone la grande, elle qui a abreuvé toutes les nations du vin de sa fureur de prostitution »
N'oublions pas que Georges de Hongrie publie son livre, en 1480, soit 30 ans après la chute de Constantinople, par ailleurs, c'est aussi l'année où les Turcs atteignent l'Italie, après le siège d'Otrante qui déclenche un vent de panique hystérique au sein de toute la chrétienté. En bon samaritain, Georges se dévoue, s'appuyant sur l'Apocalypse de Jean, il prouve que le Turc, au delà de son gros nez et de son poil dru, n'est rien de moins que l'antéchrist annonciateur de l'Apocalypse !
Sa réflexion est étayée par une logorrhée théologique citant des auteurs obscurs du Moyen-Âge, néanmoins, cette eschatologie de surface cache une ambiguïté profonde.
Un Montesquieu avant l'heure
Ce moine dominicain rigoriste n'hésite pas à alimenter un relativisme culturel et encense le comportement des musulmanes face « aux mœurs damnables » des chrétiennes qui provoquent la concupiscence de leurs hommes. De plus, notre Georges possède un intérêt certain pour la secte des derviches.
Et il parle en connaissance de cause, puisqu'il passe vingt ans sur le sol d'Anatolie comme esclave, il y décrit finement la nature et le quotidien des Turcs. Sa passion pour le mysticisme turc, semble étrange pour un dominicain et sous-entend qu'il aurait apostasié afin de travailler au sein d'une « Église turque », en outre il fait preuve d'une impressionnante érudition de la liturgie derviche ; curieux pour un pourfendeur de la secte mahométane...
Ce texte serait alors une forme de rédemption, un rachat à l'instar de Saint Augustin qui, lui aussi, reniait son ancienne secte manichéenne. Ce livre est un passionnant et unique témoignage d'un monde chrétien millénariste menacé par la fougue ottomane.
Son traité frôlant la confession, illustre à merveille le rapport ténu, parfois conflictuel construit en dichotomie, entre Orient et Occident, qui alimente encore nos disputes dans la société actuelle.
(je remercie le youtubeur Herodot'com qui m'a fait découvrir ce livre et dont je me suis inspiré pour écrire ma critique)