Une peinture sur les années de plomb. Une analyse de l'Italie d'hier, pour comprendre celle d'aujour

« Que mon cœur cesse de battre, tout arrêter, me laisser aller. Mais je ne peux pas. Le seul pays auquel je reste lié est celui-ci. Honte, rage et nostalgie. Comment parler de l’amour qu’on porte à sa terre sans se sentir ridicule, aujourd’hui ? »

C’est ainsi que Simonetta Greggio, auteur de Dolce Vita 1959-1979, plante très rapidement le décor de son roman, mêlant ainsi récit fictif et faits historiques. Si Simonetta Greggio prend le soin d’avertir le lecteur que ces deux personnages principaux sont fictifs, mais inspirés de personnes réelles, c’est en fait un véritable tableau de la société Italienne des années de plomb que l’auteur dresse avec soin et habileté. L’auteur commence son récit en décrivant une scène du film éponyme de Fellini, présentant ainsi un des deux personnages principaux, figurant dans ce dernier; le prince Emanuele Valfonda, autrement appelé « Malo » tout au long du récit. Sentant sa mort approcher, il déciderait de livrer ses confessions à un prêtre Jésuite nommé Saverio. L’auteur construit ainsi son récit en faisant succéder des conversations entre les deux personnages précédemment cités –conversations que l’on pourrait parfois plutôt qualifier de monologues plutôt que de réelles conversations-, des souvenirs, et des descriptions de scènes cinématographiques. A travers la mémoire de cet aristocrate « déchu », Simonetta Greggio rapporte ainsi de nombreux faits divers ayant ponctué deux décennies particulièrement marquées par la rapide métamorphose d’une société en plein développement et pourtant décrite comme décadente.
On remarque cependant que l’auteur porte une importance toute particulière à certains faits plus qu’à d’autres puisque ces derniers se retrouvent énoncés et repris plusieurs fois tout au long du récit. A première vue, le lecteur peut penser que lire l’Histoire vécue et rapportée à travers la mémoire d’un épicurien mourant peut-être assez brouillon, voire anarchique d’un point de vue méthodique, pourtant, c’est avec génie que l’écrivain parvient à offrir au lecteur les pièces d’un puzzle, et ce, chapitre après chapitre, pour qu’il puisse reconstituer un cadre assez complet d’une Italie sortant d’une période de miracle économique insufflé par les Etats-Unis. Chutant inévitablement dans la période des années de plomb, cette Italie commence à adopter des mécanismes pervers qui la mènent à s’enliser dans une période décrite comme « les années de boues » -en écho aux années précédentes- ou bien encore l’ère Berlusconienne.
C’est d’ailleurs dès le début du récit que Simonetta Greggio décrit ce soudain passage d’une Italie fasciste de l’après-guerre à une Italie en mutation totale. C’est à partir du film Dolce Vita de Fellini, que Simonetta Greggio dépeint la société de la même manière que le brillant réalisateur l’a fait en 1960, i.e. en se servant de l’approche néoréaliste. En adoptant cette démarche, c’est en fait un documentaire sur la société qui est réalisé. A l’image de la première scène du film (dans laquelle une statue du Christ est transportée par hélicoptère) Simonetta Greggio souligne certains paradoxes criants de la société Italienne de cette époque. Il parait alors important de citer Don Emanuele lorsqu’il évoque à Saverio l’importance de la mémoire lorsqu’il ajoute que sans ces « vieilles histoires […] il serait impossible de comprendre ce qui se passe aujourd’hui ». L’auteur tente donc de pointer du doigt ces mutations, et assemble petit à petit des faits divers afin de montrer que l’Italie d’aujourd’hui s’est construite sur des phénomènes et conflits ayant émergés de la rencontre entre certaines valeurs traditionnelles et d’autres plus modernes.
En effet, un des thèmes les plus récurrents et des plus rapidement abordés dans ce roman, est celui de la place de la sexualité dans la société. A plusieurs reprises dans le récit des mémoires de Don Emanuele, le prince fait référence à ses différentes conquêtes amoureuses, lesquelles Saverio ne manquera pas de qualifier comme irrespectueuses. C’est en effet à travers des descriptions parfois crues et très explicites que l’auteur expose des notions de luxure, de dépraves et de pratiques décadentes en désaccord total avec les anciennes valeurs traditionnelles italiennes étroitement liées à la proximité et l’importance de la religion catholique chrétienne. C’est en quelque sorte en décrivant le « mythe du pourceau d’Epicure » que l’auteur parvient à diriger l’attention du lecteur sur des pratiques considérées comme contraires à la morale, à l’éthique, pratiques en voie de banalisation dans une société ou les scandales médiatiques commencent à naître et à nourrir les sujets d’actualités. C’est en décrivant ainsi des scènes intimes de certains couples, des relations homosexuelles ou des scènes érotiques en public que l’auteur parvient à suggérer l’importance qu’a eu la médiatisation du sexe dans la vie publique et quel impacte il a eu sur la société. Nous pouvons ainsi penser que l’auteur tente de faire une référence directe aux soirées Bunga Bunga organisées par « il Cavaliere » à la « villa d’Arcore », soirées qui ont scandalisé l’opinion publique et qui ont fait énormément parler d’elles. Une référence directe à l’ancien couple propriétaire de cette villa et aux soirées de débauches qui y étaient organisées est pour ainsi dire très explicitement faite, à en croire que l’auteur invoquerai avec sarcasme la notion de fatalisme quant à ces lieux.
Outre le thème de la sexualité, Simonetta Greggio aborde également celui de l’identité de la femme, ainsi que de sa place au sein de la société italienne. Evidemment, la notion de libération de la femme, en quête d’indépendance et d’autonomie est évoquée, mais reste cependant un thème relativement secondaire par rapport aux autres, cette notion faisant principalement référence aux questions de viols ainsi qu’aux longs combats juridiques qui ont ponctués ces années avant que la justice ne prenne de réelles considérations pénales quant à ce genre de crimes. La femme est souvent décrite comme un bien, plutôt qu’un être à part entière, dans une société de consommation en plein essor où tout n’est qu’éphémère.
Transversalement, la question du divorce civile rejoint également le précédent thème plus tard dans le récit, naissant d’un référendum en 1970, on évoque encore une fois le poids de la religion et du Vatican -à l’époque représenté par le pape Paul VI- ainsi que le rôle des différents partis politiques sur la prise de décision sur des sujets très sensibles à cette époque.
Simonetta Greggio semble également faire référence à toute une série d’événements considérables, du point de vue économique politique et social, et c’est d’ailleurs l’essence même de son ouvrage. Dans son roman, l’auteur parle inévitablement des problèmes liés aux différents mouvements politiques, et à l’émergence de différents mouvements de contestations parfois extrémistes qui apparaissent durant ces vingt ans. L’auteur illustre d’ailleurs ses propos lorsqu’elle évoque le cas médiatique des « Casati Stampa » où elle décrit les sympathies de Massimo Minorenti pour l’extrême droite avant d’ajouter : « Mais à ce moment-là dans le pays, tout est extrême.» Dans un contexte d’après-guerre où l’Italie est considérée comme un pays perdant, Simonetta Greggio évoque l’impact et l’influence qu’ont les Etats-Unis – à travers leur plan Marshall, visant à refinancer l’Europe- sur l’Italie.
C’est alors une succession d’affaires et de faits politiques qui sont évoqués à travers les propos de Don Emanuele, qui apparait comme simple spectateur d’une société qui semble politiquement « déchirée » entre deux blocs et leurs idéologies respectives : d’un côté les Etats-Unis et leur position pro-libérale et non interventionniste, tandis que de l’autre se trouve l’idéologie Soviétique d’origine Marxiste. C’est dans ce contexte de guerre froide que l’on apprend alors l’existence du « stay-behind Gladio », ce réseau clandestin Américain ayant pour but de soutenir les potentielles victimes d’une éventuelle attaque d’origine Soviétique. On apprend également que la corruption gangrène tout le système Italien, et que le projet Gladio serait impliqué dans une lutte contre les partis politiques de gauche.
Derrière l’histoire de « Malo » et Saverio, ce que l’auteur cherche à montrer, c’est qu’il existe différents réseaux, ayant pour but d’exercer différentes pressions afin de servir différentes causes. Outre Gladio, l’existence de la loge maçonnique P2 est révélée ainsi que le rôle qu’ont tenus certains personnages aux moments où certains faits se sont produits. L’existence de différentes factions mafieuses qui asservissent le système tout entier sont également évoqués.
Ce qui apparait alors de la description de Simonetta Greggio, c’est que tout cela contribue à la naissance d’interactions extrêmement complexes et difficilement explicables du fait de la nature même de ces organisations, n’ayant pas d’existence officielle et portant souvent des actions illégales commises dans l’ombre, l’on comprend alors la difficulté de prendre conscience avec certitude et exactitude de l’ampleur des suppositions faites. Succession d’attentats, manipulations, corruption et enlèvements de personnalités politiques, pratiques financières douteuses voire illégales de l’IOR (banque du Vatican), disparitions et morts de personnalités inexpliquées, ou enquêtes inachevées… Le système Italien semble être profondément gangréné. Prendre conscience du fait que ces différents acteurs puissent interagir (et ils interagissent réellement, comme nous le montre l’auteur dans l’exemple des Brigades Rouges infiltrées par les personnes en charge du projet Gladio), c’est prendre conscience des enjeux qui concernent l’Italie dans son ensemble.
Au début de son œuvre, l’auteur met en exergue la confiance et les espoirs qu’elle porte dans l’Italie qui viendra, cette Italie en devenir. Le rôle de Simonetta Greggio à travers ce récit n’est pas d’apporter des solutions aux enjeux actuels, mais plutôt de donner des réponses à différents questionnements du passé afin de permettre au lecteur de s’armer de clés de réflexion visant à mieux appréhender les fondements et la raison d’être de la situation actuelle en Italie. Dans un actuel contexte où l’ère « Berlusconienne » basée sur des principes datant des années 1960 à 1980 arrive probablement à son terme, ce discours prend toute son importance quant à la reconstruction de l’Italie, ou du moins quant à sa transition vers un nouveau modèle.
BaTHoney
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le 22 oct. 2013

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