Du Groenland au Pacifique : deux ans d'intimité avec des tribus d'esquimaux inconnus par BibliOrnitho
Knud Rasmussen est un explorateur et un ethnographe danois, né d’un père danois et d’une mère inuit. Il est né et a passé toute son enfance au Groenland, il est donc rompu à l’âpre vie nordique, connait la langue esquimau et a appris parmi les siens bon nombre de légendes indigènes.
En 1921, il quitte le Groenland en compagnie de six autres danois pour une expédition dans le Canada arctique visant à comprendre l’origine du peuple inuit. Canada qu’ils abordent tout près de l’île de Vansittart (au nord de l’immense île de Southampton qui ferme la partie septentrionale de la Baie d’Hudson dans la province du Nunavut).
Bien que blanche, l’équipe est reçue cordialement et chaleureusement par les esquimaux rencontrés : la maîtrise de la langue et la connaissance préalable de leur mode de vie mettent les esquimaux en confiance immédiate (ou presque). Les échanges en sont de plus considérablement facilités.
Si les esquimaux sont surpris d’entendre des blancs parler leur dialectes, Rasmussen, lui, est stupéfié d’entendre si loin de chez lui les mêmes légendes qui ont cours dans son pays. Ces similitudes prouvent l’origine canadienne des esquimaux du Groenland et montrent à quel point la tradition orale – les esquimaux n’ont pas d’écriture – est fiable et fidèle : ces légendes recueillies par les explorateurs au cours de leurs entretiens avec les locaux sont presque identiques à celles contées chez eux alors qu’il a été montré que les deux peuples vivaient totalement séparés depuis mille ans !
Partout, la bonne humeur prévaut. On rit, on plaisante, on festoie autant que possible : le climat et les conditions de vie sont si dures que les esquimaux – dotés d’une force de caractère inouïe – mettent un point d’honneur à vivre pleinement chaque instant. On boit le thé, preuve d’échanges commerciaux auprès des comptoirs maritimes de la Baie d’Hudson.
Rasmussen observe que toutes les tribus ne sont pas au même stade d’évolution. Globalement, celles de l’intérieur du pays (qu’il nomme les chasseurs de rennes) sont plus primitives car plus isolées. Celles vivant sur la côte (les chasseurs de phoques) ont – du moins partiellement – bénéficié de l’apport culturel des baleiniers européens et américains en escale. Les peuples sont plus primitifs à l’est qu’à l’ouest : alors que ceux de la Péninsule de Boothia n’avaient jamais vu d’homme blanc, ceux du nord de l’Alaska avaient par contre intégré à leur culture bon nombre d’apports d’origine indienne mais aussi blanche du fait des nombreux chercheurs d’or et trappeurs qui circulent communément dans la région (beaucoup d’esquimaux alaskiens parlent l’anglais notamment).
Les densités de populations sont également très variables. Rasmussen compte trente-trois mille esquimaux répartis de l’est de la Sibérie au Groenland. Dans la région du Golfe de la Reine Maud (côte nord-est du Canada), 259 personnes se partagent un territoire de chasse de plus de douze mille kilomètres carrés alors que le nord de l’Alaska compte quatorze mille individus à elle toute seule. Ces variations étant naturellement dictées par les ressources alimentaires disponibles. Rasmussen a noté que dans les régions les plus reculées, les plus rudes, celles où les ressources étaient les plus rares, les parents étaient contraints de vendre ou de sacrifier leur nouveau-né s’il s’agissait d’une fille : en effet, une fille coûte à ces parents durant toute son enfance. Une fois en âge de travailler, on la marie et ne profite pas non plus au ménage au contraire des garçons qui chasseront à la place de leur père lorsque celui-ci sera affaibli par l’âge. Les disettes sont malheureusement courantes et beaucoup d’esquimaux ont un jour ou l’autre consommé de la chair humaine pour ne pas succomber à la famine.
L’ethnologue explique clairement comment – et contrairement à une idée reçue – l’apparition de l’arme à feu a contribuée au bouleversement de la culture esquimau et à l’aggravation des disettes. Traditionnellement chasseurs à l’arc, les indigènes adoptent peu à peu la carabine qui leur permettent d’abattre plus de rennes et à des distances plus importantes. Effrayés par les détonations (l’arc est silencieux et le renne farouche) les animaux modifient au fil des ans leurs routes migratoires, délaissant peu à peu les zones les plus fréquentées par les chasseurs. Bien sûr, de mœurs nomades, les esquimaux tentent de s’adapter et de suivre les rennes, mais il leur faut toujours aller plus loin et dépenser davantage d’énergie pour trouver les troupeaux.
Et mieux vaut économiser cette énergie vitale pour résister aux hivers de dix ou onze mois, aux températures descendant fréquemment sous les -50°c, aux tempêtes qui balayent continuellement le nord du Canada et ensevelissent tout sous une épaisse couche de neige. L’homme frileux que je suis a été fort étonné de lire que les difficultés courantes augmentaient souvent avec la température. L’eau abonde dans tout le nord du Canada : immenses rivières, fjords, baies, bras de mer omniprésents, myriades de lacs et de marécages : un terrain inextricable à la belle saison. Le gel et la neige seuls rendent possible l’utilisation du traineau et donc les longs déplacements (et donc la chasse). L’été, on voyage donc la nuit (pour ceux qui vivent au sud du cercle polaire) lorsque la gelée nocturne a solidifié le sol pour quelques heures.
Dans ce compte-rendu de la cinquième expédition de Thulé, Rasmussen écrit un passionnant récit de voyage agrémenté d’une foule d’informations à valeur géographique, historique et bien sûr ethnologiques. De nombreuses photos d’époques illustrent l’ouvrage ainsi qu’une grande carte de l’arctique américain sur laquelle figure les dix-huit mille kilomètres parcourus par l’expédition entre 1921 et 1924. Impossible à résumer, même succinctement, ce livre est l’aboutissement d’un périple hors norme que j’ai redécouvert avec grand intérêt quinze ans après ma première lecture. Malheureusement épuisé depuis longtemps, cet ouvrage est rare et rares seront ceux qui auront la joie de le lire.
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